Messages personnels
Il y a des soirs comme ça, où le Solar a beau être blindé, le silence prend aux tripes, d’autant qu’on ne s’y attendait pas du tout. Mais voyons le comment du pourquoi.
Il est 19h30 et beaucoup de monde se presse dans une salle enthousiaste (quel chouette endroit décidément, ce Solar). Le public discute gaiement, s’attendant sans doute à une soirée plutôt hot, frémissante en tout cas des influences singulières qui, littéralement, ont pétri le parcours vocal et artistique de Célia Kameni (voir la chronique du 23 avril 2020). Elle arrive, Ludovic Murat la remercie pour la master class qu’elle a dirigée peu avant. Des applaudissements crépitent. Toute sagement vêtue de noir et cheveux pris dans un large ruban blanc, elle s’incline, délicate.
C’est à peine si l’on a vu Mark Priore s’installer, tout aussi placide, au piano.
Une intro musarde à notes feutrées sous ses doigts, suivie bientôt d’ondes sonores cristallines. Et c’est là que tout bascule. Célia chante, haut, les gestes précis, comme des extensions aux mots qu’elle module, en français. C’est d’ailleurs dans sa langue maternelle autant qu’en anglais ou qu’en portugais qu’elle va s’exprimer au fil du concert. Enfin, qu’ils vont s’exprimer. Car sur scène, il se passe un événement spécial, quelque chose d’unique entre le chant, la musique et la poésie. A part deux ou trois morceaux, standards de jazz, accents blues, triste bossa brésilienne et même une reprise sacrément épurée des Bee Gees (How deep is your love), tout n’est qu’une confidence à deux.
Troubadours en beauté. On ne peut donc extraire les mots de leur gangue musicale car tout s’enchaîne, naturel, entre les caresses ou les ruptures mélodiques du clavier et l’ondulation d’une voix aux inflexions d’air et d’eau. On est pris dans leur émotion sans filet, on se laisse happer, yeux fermés comme le fait Célia, par une sorte de mélancolie sans pathos. C’est vrai, elle chanteparle de « monde qui s’effondre », « de dépasser l’angoisse, le traumatisme, la peur ». Elle slalome sans transition entre le fond et la forme « personne n’est parfait, alors j’oublie tout ce que t’as fait »… C’est vrai, mais ce n’est pas larmoyant et on a compris, enfin. Ils nous font un cadeau, ces deux-là, c’est carrément une invitation à les suivre dans leur cheminement intérieur.
Et du chemin, ils en ont fait pas mal ensemble. Mark Priore est grenoblois, Célia Kameni lyonnaise mais ils s’étaient rencontrés au Conservatoire de Lyon. Les années passées les ont séparés, chacun menant sa vie de virtuose et faisant d’enrichissantes rencontres de son côté. Mais voilà que Célia, il y a peu, s’installe à Paris. Qui rencontre-t-elle dans la rue, par hasard ? Derrière qui court-elle? Mark, bien sûr. Le reste suit, l’envie commune « de sortir des cases esthétiques, d’allier vraiment, ensemble, leurs vulnérabilités, leurs sensibilités, leur ressemblance, le choix de musiques sur lesquelles se lit une fragilité apparente ». C’est ainsi que le duo se forme et donne un premier concert en juin dernier. « C’est trop bien, dit Célia, ce sont des choses qui me font pleurer, vibrer. J’adore le répertoire du jazz mais à un moment donné, je trouve que ça ressemble trop à une atmosphère d’école. Bien sûr, c’est une nourriture mais c’est devenu trop académique. J’ai donc eu envie d’aller vers des musiques proches de ma sensibilité et en même temps de ma quête, de mon projet personnel ».
C’est donc l’explication des tripes et du silence. Je crois effectivement qu’on n’a pas compris tout de suite cette sorte de confinement spirituel dans lequel nous ont subtilement enfermés -et accueillis- Célia Kameni et Mark Priore. En gros, ça sentait l’âme partout. Pour ma part en tout cas, je n’étais pas très à l’aise. Ce qui émanait de cette véritable soul était si intime, si perso, que j’avais presque peur de déranger. Il faut imaginer l’atmosphère. Personne ne chuchote, pas un pour se lever, doucement poser le verre… « C’était déroutant », ai-je dit à Célia Kaméni après le concert. Elle a souri et adoré !
*Celia Kameni sera à la Chapelle de la Trinité à Lyon le 29 novembre à 21h15, dans le cadre du festival Forum Jazz (entrée libre).
¨¨Mark Priore, qui vient de remporter le 2ème prix du concours international de piano Jazz Chorus, a publié très récemment « Initio, un album de dix titres en trio, plein de clins d’œil à Dave Brubeck, Oscar Peterson ou Ahmad Jamal, naviguant entre jazz et baroque! » (voir ici)