Carnet de roots, in «Seetu»
Fruit d’une amitié complice de bientôt quinze ans entre Simon Goubert et Ablaye Cissoko, enrichi depuis par la présence de trois beaux calibres, l’African Jazz Roots nous enchante avec son tout nouvel album entendu ce soir «in Seetu» au Hot Club. Un voyage sonore aux évocations oniriques, qui pourrait avoir pour devise : liberté, sénégalité, fraternité.
L’immersion dans le décor fascinant de Saint-Louis du Sénégal, avec son ambiance atmosphérique si particulière entre fleuve et Océan, avait été totale à l’écoute de ce troisième opus d’African Jazz Roots baptisé «Seetu» (voir ici).Un beau voyage sonore mené par les amis complices Simon Goubert (batteur et pianiste) et Ablaye Cissoko le maître de la kora, fruit d’une aventure de quinze ans où trois autres grands talents du jazz et de l’afro les ont depuis rejoints :la pianiste Sophia Domancich, le contrebassiste Jean-Philippe Viret, et le percussionniste Ibrahim «Ibou» Ndir aux calebasses électrifiées.
Si Seetu peut se traduire par reflets, pour toutes les évocations oniriques qu’il nous procure, rien de mieux que de vivre ce bel album «in situ», en situation de live comme ce fut le cas dimanche au Hot Club de Lyon. Au lendemain de leur concert à Mâcon, la bande des cinq a chaleureusement garni la cave voûtée de la rue Lanterne, prête à se faire «en-voûter» par ce répertoire voyageur, déambulation évocatrice et très roots en matière d’afro-jazz.
Le Temps suspendu
Il aura fallu patienter avant que le concert commence enfin avec plus de vingt minutes sur l’horaire prévu, tandis que les musiciens aux yeux visiblement fatigués se frayent un passage pour accéder à la scène. Le temps d’accorder la kora et c’est le titre éponyme qui ouvre d’emblée de grands espaces, prenant le temps d’installer un groove en long développement. Le balayage du batteur et le jeu de piano affirment solidement la partition d’un jazz émancipé quand kora et calebasses y apposent la touche africaine. Une touche encore plus résolument traditionnelle sur Manssani Cissé qui suit après une longue intro de percussions en solo. Les paumes, le poing et surtout les longs doigts onglés d’Ibou claquent, crépitent et résonnent sur les peaux des calebasses, deux demies sphères jumelles posées sur un support électrifié. A ses côtés, le jeu de batterie de Goubert fait encore monter la puissance, appuyé par le jeu intense et physique de Viret. Là encore, un long développement sur lequel entrent dans la sarabande piano et kora qui se répondent dans un dialogue enivrant.Une kora qu’il faudra ré-accorder au diapason de La Langue de Barbarie, compo de Sophia que j’ai beaucoup aimé sur l’album, avec son joli thème mélodique, enlevé et entêtant par son côté répétitif, qui offre ici un superbe mariage de cordes entre piano, kora et contrebasse véloce, sur le beat perpétuel imposé par les calebasses. En osmose, et nous avec, les musiciens offrent une très belle fusion d’ensemble.
«C’est encore la kora qui décide et nous vivons toujours à son rythme» explique Simon dans l’attente d’Ablaye qui en plus ne s’est pas accordé sur le bon morceau qui suit. Rire général et ambiance détendue qui n’interrompt pas la poursuite du voyage par une longue intro plus sombre où Jean-Philippe alterne jeu à l’archet et doigté allant chercher les harmoniques.
C’est le Jour des Régates, autre pépite du disque composée par Goubert, qui va croiser ses cymbales aux percus sur ce titre sans doute le plus jazz, où la dextérité de Sofia mène la danse jusqu’à des relents afro-cubains. Le piano s’envole, le batteur s’excite, tous jouent au millimètre et ça tombe carré dans une débauche de sons aux résonances latines. Jusque là plus en retrait, la kora se joint à la ronde endiablée jusqu’à la frénésie générale.
Osmose virtuose
On sent comme une évidence dans l’osmose qui règne au sein de l’African Jazz Roots, notamment entre ses deux leaders complices qui restent seuls en duo pour la ballade onirique justement intitulée D’une évidence à l’autre et qui conclut ce premier set de cinquante minutes, avant un second du même acabit. Pour la reprise avec Réflexions du Jour, au lendemain de ce 11 novembre d’armistice, c’est aux tirailleurs sénégalais que sera dédié ce titre à l’entame très posée, avant qu’il ne s’emballe dans un mouvement où kora et contrebasse font ensemble chanter leurs cordes. Un Jean-Philippe Viret on l’a dit dont les doigts font un incroyable et incessant travail sur le manche, comme sur Goxumbaac qu’il a lui même composé et qui fait référence à un quartier au nord de Saint-Louis, proche de la frontière avec la Mauritanie. Si avec le piano elle offre la dérive la plus free du répertoire, on sent que tout cela reste très solidement écrit, même envoyé avec une fougue virtuose et sans partoches, sous le regard en coin de Sofia qui garde toujours un œil très attentif à ses partenaires de jeu d’autant qu’il sont tout aussi véloces.
Beaucoup de regards croisés, de sourires amicaux dans la complicité, reflétant, même avec un peu de fatigue, l’intense plaisir de jouer ensemble. Et la joie de transmettre, comme pour le thème enjoué de Sundjata, où Ablaye expliquera l’importance ds héritages et de la transmission de génération en génération, dans ce titre dévolu au fondateur de l’Empire du Mali.
Enfin seul morceau du second album ajouté aux dix titres de «Seetu» joués ce soir, De Dakar à Paris proposera un long jeu solo du batteur sur ses peaux, aux multiples résonances et rebonds sonores, avant qu’en rappel Café Touba clôture -comme il le fait sur le disque- ce concert dans la douceur apaisante de quelques vocaux lâchés par Ablaye.
Pour un dimanche soir d’automne (belle idée !), c’était une longue plongée dans les bas-fonds du Hot Club (arrivé à 17h30 pour 18h, puis retard au démarrage avant deux longs sets, on ne pensait pas en sortir à 22h !). Mais pour un voyage aussi dépaysant que revigorant, avant de réémerger en surface sous un froid crachin, le Temps ne semblait plus avoir vraiment d’importance…