Quand Truffaz déborde le grand écran
Avec deux albums simultanés dévolus à de grandes B.O du 7e Art (d’abord Rollin’ au printemps puis Clap’ aujourd’hui), qui signent aussi son grand retour sur le mythique label Blue Note, notre trompettiste favori en cinéphile averti déroule un peu le film de sa vie, débordant musicalement l’histoire initiale par sa propre vision et son intime ressenti. En résulte une revisite classieuse et passionnante de ces partitions populaires, qu’il emmène au delà de l’écran, dans un imaginaire où le son electro-jazz ou nettement electro -rock avec Matthis Pascaud à la guitare offre de nouvelles projections très oniriques.
Comme il le fait depuis bientôt trente ans de carrière, parsemés d’une vingtaine d’albums, notre trompettiste franco-suisse favori est encore inlassablement en tournée depuis des semaines et jusqu’au printemps prochain, de Prague à Istambul, de Stockholm à Barcelone, en passant bien entendu par la Suisse et la France.On était donc ravi de retrouver l’ami Erik Truffaz en terre aindinoise, en tête d’affiche du festival Jazz à Fareins qui fête cette année ses vingt ans d’existence.
S’il nous a habitué pour chaque projet à renouveler ses propositions, au gré de ses rencontres et autres croisements artistiques lors de ses incessants voyages à travers le monde, le souffleur hors-pair a succombé comme d’autres avant lui aux mythiques musiques de film qui peuplent notre inconscient collectif et le sien en particulier, s’appuyant sur sa mémoire de grand cinéphile pour ressusciter toute une époque et tracer comme le film de sa propre vie.
Une idée née à l’origine par la proposition qui lui a été faite il y a quelques années par le festival d’Angoulême de «déjouer» de grandes B.O du 7e art. Et qui a débouché sur le grand retour du trompettiste sur le légendaire label Blue Note, avec un premier album de neuf titres «Rollin’» paru au printemps dernier, puis ce Clap’ qui en compte huit autres et vient de paraître dans la foulée, comme une deuxième séance complémentaire. Mais loin du formalisme standard de la simple reprise, on se doutait bien que l’inventif compositeur allait y apporter une touche bien personnelle, correspondant à sa propre vision des images que portent à l’origine ces partitions. Pour reprendre deux avis tout à fait pertinents à cet égard, voilà que « ce ne sont plus des partitions soumises à l’image, mais des films miniatures qui débordent l’histoire» selon notre confrère le journaliste suisse Arnaud Robert également réalisateur, des musiques qui «ouvrent l’imaginaire vers d’autres films jamais tournés» selon le cinéaste et esthète de la photo Bruno Nuyten. On ne saurait mieux dire en effet à propos de ce répertoire aux images oniriques sans fin, reflétant la propre émotion ressentie par le trompettiste.
Un casting à la hauteur
Pour ce faire, et comme au cinéma, il faut en plus d’un bon scénario un casting à la hauteur.Nul doute que cette exigence est remplie haut la main, avec le fidèle bassiste Marcello Gulliani (qui coproduit ces albums), le batteur multi-cartes qu’on ne présente plus Raphaël Chassin, le jeune guitariste qui monte -et lui aussi incontournable sur de nombreux projets- Matthis Pascaud qui insuffle toujours beaucoup de rock dans le jazz avec un son souvent très «western», et aux claviers (Fender Rhodes et ici un Bösenderfer grand queue) Alexis Anérilles habitué à jouer notamment avec de nombreuses chanteuses suisses et françaises (Sophie Hunger, La Grande Sophie, Camille, Lou Doillon, Zazie…) qui se substitue à l’historique Benoît Corboz dont il rappelle d’ailleurs souvent le son réverbérant au Rhodes, marque de fabrique de l’univers truffazien.
Avec son look digne des premières gâchettes façon Tonton Flingueurs, galurin et costume noir un brin trop large sur son corps d’escogriffe, le style d’Erik se fond dans l’ambiance rétro du ciné noir et blanc, ces polars de notre enfance où résonnaient la trompette de Miles, dont justement celle de Truffaz est une digne héritière, avec un jeu de distance avec le micro pour mieux jouer des effets. C’est le cas dès l’intro avec un mix des musiques de Nino Rota pour La Strada et de Michel Magne pour Fantomas. Comme quoi à cette époque, la B.O était déjà importante et soignée tant pour le cinéma d’auteur que pour des films très populaires. Si la guitare de Matthis offre déjà des riffs assez free, bien dans l’esprit de cette période où le jazz colorait le noir et blanc et soulignait stridemment l’action, elle se fait clairement electro-rock pour booster la puissance d’un extrait de Lune Rouge, album d’Erik composé en 2019 (voir ici), parenthèse particulière dans sa discographie qui n’est pas dans nos préférés, due à la collaboration du jeune batteur suisse Arthur Hnatek ( t’es trop vieux pour comprendre, me chambre en se marrant le trompettiste qui acquiesce cependant à mon jugement..).
On retrouve très vite l’écran noir de nos nuits blanches avec la musique de Morricone pour Le Casse (Henri Verneuil), où les notes répétitivement assénées suggèrent une sensation d’images au ralenti, comme les pas de chat du souffleur de part et d’autre du plateau, jouant comme il le fait souvent d’une main, sur cette partition qui va petit à petit groover avec élégance.
Un mois après avoir entendu au Rhino Jazz(s) Festival le Morricone Stories du saxophoniste Stéfano Di Battista puis le répertoire Gainsbourg des sixties revisité par le tromboniste Daniel Zimmermann, on reste totalement dans cette veine combinée entre un Sergio et un Serge avec le Requiem pour un Con que l’on a reconnu après quelques minutes de réflexion, celles d’une intro striée de riffs de guitares bien rock et doublée du Rhodes en effervescence qui part en chorus sur un tempo basse-batterie bien rock’n’roll. En survol, la trompette toute en dérapage contrôlé semble faire de l’aquaplaning sur ce boulevard où Matthis déposera un solo, tandis que le nombreux public qui a archi bondé la salle de Fareins se prend à claper des mains, bien dans le tempo d’ailleurs.
Une ferveur soudaine mais vite tempérée par le fameux thème du Mépris (Godard) signé Georges Delerue où, seulement accompagné d’un lointain fond de piano acoustique, le trompettiste (qu’on trouve de plus en plus à l’aise au fil du temps) vient ajouter de l’intime en s’asseyant en bord de scène, pieds ballants, au plus près de l’auditoire pour souffler dans l’épure totale ce thème inoubliable.
Autre parenthèse dans ce déroulé cinématographique, vient The Dawn, album éponyme d’Erik à ses débuts, où l’on retrouve avec plaisir les trois éléments qui nous avaient tant plu, cette trompette au son davisien, un lourd tricot de basse de Marcello (jouée ici assis) et des descentes de piano électrique assez free (initialement de maître Corboz sur son Rhodes perché). Toujours signe d’un grand éclectisme dans le panthéon du cinéma populaire de Truffaz, voilà la musique de Belle et Sébastien, de son grand ami Eric Demarsan, livré ici dans une douce sensualité, ente le retour de la guitare avec un toucher très jazz et la paire de congas effleurée par Raphaël, alanguissant ce thème où Erik, comme bercé, esquisse quelques petits pas de danse.
Génialement vôtre…
Mais notre coup de foudre instantané ira sans aucun doute à Persuader’s Thème, que l’on a tous l’habitude d’appeler simplement «le fameux thème d’Amicalement Vôtre». Génial générique de John Barry qui enfant nous émoustillait d’emblée à l’annonce de notre série préférée, et que l’on frissonne de plaisir à réentendre ainsi emmené par le delay d’une guitare de cow-boy dans les limbes plus actuelles de l’electro-rock, lancinant jusqu’au vertige. Un instant merveilleux que seul le live peut procurer, réservé en fin de set avant deux chaleureux rappels. D’abord avec la compo d’Alain Romans (j’ignorais son nom) pour «Les Vacances de Mr Hulot» de Tati et sa célèbre chanson Quel temps fait-il à Paris ?, croisant trompette et grille de guitare façon manouche, qui insuffle un swing léger que le public va choper d’instinct en claquant des doigts à l’unisson. Puis pour finir, par une version vraiment truffazienne -ligne de basse groovy en dialogue avec le Rhodes au son electro- de L’Alpagueur (Philippe Labro) que l’on doit au lyonnais Michel Colombier. C’est d’ailleurs le premier single de ce nouveau «Clap’» qui, ajouté à «Rollin’», nous aura replongé avec bonheur dans ce riche patrimoine commun, même si certains grincheux pourront déplorer de ne pas avoir entendu ce soir deux autres de ces B.O mythiques, comme Les Choses de la Vie (Sautet) et bien sûr Ascenseur pour l’échafaud (Malle) qu’il m’avoue jouer très peu souvent (on peut retrouver sur Youtube la vidéo du live à Angoulême sur cette B.O que par ailleurs les frères Belmondo nous ont recréée l’an dernier au Radiant pour le Rhino, mais aussi le clip sobre et classieux que vient d’en faire Sandrine Bonnaire, la compagne d’Erik, Ndlr). Mais tout ne peut être joué dans la set -list et, comme au cinéma, il faut bien à un moment donné afficher The End…