Dans un intérêt double de musique et d’écriture littéraire, j’ai réussi à obtenir un rendez-vous avec François JOLY. Mon intuition était bonne : la musique, le jazz surtout, fait bien partie intégrante de sa vie, et c’est à ce titre que je partage la retranscription de cet entretien avec les lecteurs de Jazz-Rhône-Alpes.
François Joly, personnalité de la capitale de l’Isère Rhodanienne, était présent au festival Sang d’encre de Vienne (festival du roman policier) cette année 2023 en tant qu’auteur avec son dernier roman, Rouge Rhône, publié en juin dernier aux éditions N’co. De plus, ce retraité actif est aussi le directeur artistique de Sang d’encre, mais également membre de l’équipe du festival Jazz à Vienne, animateur de radio, président et membre du conseil d’administration de la Maison des Jeunes et de la Culture de Vienne. Il s’est impliqué dans toutes ces fonctions culturelles alors qu’il exerçait le métier d’enseignant puis celui de conseiller d’éducation au lycée de Saint-Romain-en-Gal (maintenant lycée Ella Fitzgerald). Il me confie qu’il va arrêter la majorité de ces fonctions.
Il y a longtemps que je voulais en savoir un peu plus sur cet auteur de roman policier, présent dans le Dictionnaire des littératures policières de Claude Mesplède. Tout particulièrement sur son rapport à l’écriture et à la musique, et surtout au jazz. C’est lui qui a rédigé de nombreuses chroniques dans les programmes du festival Jazz à Vienne dans les premières années pour présenter les musiciens. Ses premiers romans, et notamment la trilogie Be-bop à Lola, L’Homme au mégot et Notes de sang dans laquelle on suit son personnage Pierre Curveillé, un fan de jazz qui nous emmène dans des affaires de grand banditisme sur fond de Jazz à Vienne. Si vous aussi êtes fan de jazz, vous vous reconnaitrez dans ces lectures, lorsque vous prenez la route de Vienne pour vous rendre à un concert. Monter dans les rues du centre-ville pour accéder au théâtre antique après vous être garé. Ces lectures vous seront familières et vous aurez peut-être vécu des soirées présentes dans les romans qui ont réellement existé dans la programmation du festival. Les musiciens de jazz cités et les standards évoqués le sont avec érudition et avec passion.
J’ai donc obtenu un rendez-vous après le festival du roman policier de Vienne, Sang d’encre, pour un temps d’échange, et de découverte de cet auteur d’une bonne douzaine de romans policiers.
JF.V : Comment avez-vous découvert le jazz ?
FJ : Quand j’étais au lycée, dans ma classe, j’avais des types qui écoutaient du jazz. Je faisais partie de la Maison des Jeunes de Vienne. Lorsque j’avais 25 ans à tout casser, à la MJC j’avais mis en place un truc. On se réunissait une fois par semaine, et ceux qui voulaient amenaient leurs disques. Moi je les faisais tourner et j’amenais toujours un disque de jazz. Il faut partir du principe qu’à cette époque le jazz c’était le jazz primaire. On écoutait toujours du Nouvel-Orléans mais on arrivait sur le Bop. On en est au stade, au lycée Ponsard, où l’année de la mort de Charlie Parker on porte une cravate noire !
JF.V : Donc, pour vous, le jazz c’est arrivé au lycée ?
F.J. : Oui, mais aussi avant, chez les curés quand j’étais petit. Parce que les curés nous réveillaient le matin avec du gospel, et puis du blues. Le dimanche matin, avant la messe, ils nous réveillaient avec des chanteuses de gospel…c’était fabuleux et c’était rythmé, c’était la découverte. Et alors, effectivement, quand on est monté dans d’autres classes, ça a continué : on écoutait du gospel, et un beau matin il y en a un qui a amené du jazz, et là on a eu Armstrong et on a eu toute la cohorte du New-Orleans, et on était heureux. Et moi j’ai continué. Mes parents savaient que pour me faire plaisir il fallait m’offrir un disque. Mon père m’avait acheté un Tepaz, un tourne-disque. C’étaient les premiers disques 45 tours et 33 tours. Quand j’arrive au collège à Ponsard, je suis déjà un mec qui est dans le coup avec les Negro Spirituals, et puis la musique des chants de l’esclavage. Je trouve des gens qui sont mordus et qui sont vraiment dans le coup. Puis j’arrive en seconde, et en terminale il y des types qui écoutent toujours du jazz, mais le gospel c’est plus leur truc. Alors que moi, j’ai gardé toute ma vie le gospel et le negro-spirituals. A l’époque, j’ai un abonnement à l’auditorium, et là les mecs qui se produisent se sont des monuments ! J’ai vu Ella Fitzgerald ! J’ai loupé Charlie Parker parce qu’il est mort très jeune. Plus tard, très pris par mon boulot, je fonde un foyer au lycée de Saint-Romain–en-Gal, et quatre orchestres. Dans la salle de répétition que j’avais trouvée, Il y a eu un Big Band, deux orchestres de jeunes qui sont déjà costauds, puisqu’il en a qui vont faire le conservatoire. Ce Big Band va être formidable. De là vont sortir des musiciens. Plus tard, il va y avoir le fils de Jean-Paul Bouteiller, le patron de Jazz à Vienne, et encore d’autres qui vont en faire leur métier. Et donc depuis ma jeunesse, mais surtout comme jeune homme, je nage toujours dans le jazz.
JF.V : Comment avez-vous commencé l’écriture ?
En rentrant d’Algérie, j’ai écrit un bouquin qui m’a été refusé : c’était trop sur la guerre ! Mais mon bouquin n’était pas un polar, c’était une analyse de la guerre d’Algérie. À partir de là j’ai abandonné l’écriture. J’avais tellement d’occupations, le lycée, la maison des jeunes… Mais par contre j’ai toujours lu énormément, et si je devais, entre la lecture et l’écriture, je choisirais la lecture. Un jour, il y a un libraire sympathique qui m’a dit : il faut écrire. En littérature, j’aimais beaucoup Madame de Sévigné et Georges Sand. Ensuite j’ai découvert Sartre qui avait écrit sa grande pièce philosophique Huit-Clos et j’ai été époustouflé. Et là je découvre les grands de la série noire, les grands américains. Et dans les bouquins américains il y a du jazz à tout va. Alors j’ai écouté le libraire et j’ai écrit un polar : Be Bop à Lola. Il est sorti en 1989. Les gens, qui étaient jazzeux dans le coin, l’ont tout de suite adopté.
JF.V : Alors ça, c’est intéressant ! Je voulais justement avoir votre avis : Quel est le lien pour vous entre écriture et musique ? Est-ce que, quand vous écrivez, vous écoutez de la musique ?
F.J. : Non, Pas vraiment. Lorsque je mets de la musique, j’écoute. En écrivant c’est dérangeant. Enfin, ça dépend, ça peut arriver. Comme on a envie d’écouter la mer qui tape le rocher…
JF.V : Mais alors, le jazz et le polar sont liés? … voire indissociables ?
F.J. : Il faut partir du principe que le polar est universel, il existe partout. Mais surtout c’est un univers en dehors de la vie classique, de la vie ordinaire. Parfois, c’est boîtes de nuit, entraineuses… Et puis il y a l’alcool, la drogue, enfin tous les trucs marginaux… et c’est le jazz… Il est difficile d’enlever au jazz son côté polar. Parce qu’on assassine, qu’il y a des histoires de trafics… alors on pense aux grands des Etats-Unis, James Hadley Chase ou Raymond Chandler, leurs romans sortent de l’ordinaire. Et puis il y a les journalistes. Le journaliste, il a été détective. Alors donc on arrive toujours au jazz…
JF.V : Dans vos polars, je parle notamment de la trilogie avec Pierre Curveillé votre personnage fan de jazz, vous êtes d’une érudition énorme ! Vous citez des standards de jazz, vous citez des musiciens, vous citez des concerts de Jazz à Vienne. Toute la culture jazz est là-dedans.
F.J. : Oui, oui, c’est vrai. Il faut reconnaître que moi j’ai eu une chance certaine, celle de rencontrer Bouteiller [Jean-Paul Bouteiller]. J’avais organisé à une époque des concerts de jazz au théâtre municipal. Mais c’est vrai qu’il y a une chose dont je rêvais, c’était qu’on passe au théâtre antique ! Mais j’étais bien incapable de gérer ce truc-là. C’est Bouteiller qui a fait la programmation, et qui a lancé le festival. Il avait l’expérience déjà parce qu’à Lyon il avait fait des spectacles. Bouteiller, en jazz, c’est un monument ! Alors, le lien entre polar et jazz, il était assez naturel, parce que le jazz c’était une langue prolétaire, une langue de la rue. Il ne faut pas oublier que le jazz, il s’est développé à la Nouvelle-Orléans, aux enterrements entre autres, et que ça concernait des gens qui avaient souffert, des esclaves… Parce qu’il y a encore du racisme aux Etats-Unis. Je l’ai vu en allant suivre les traces du jazz. Des bus où il était marqué No colored men… je n’y croyais pas ! C’était impensable pour moi. Le jazz c’est la langue-même des noirs…
JF.V : On a parlé du Gospel, du Negro-spirituals, du Blues, du New-Orleans, du Be Bop… vous avez un style préféré ?
F.J. : Ah oui, moi c’est toujours la période de Charlie Parker.
JF.V : C’est le Be Bop alors ?
F.J. : Oui, mais qui a progressé par la suite, parce que tu prends des types comme les grands saxophonistes, ils ont évolué. Lester Young et tous les types de cette génération qui a bien vieillie, ils ont tous essayé d’être meilleurs que Charlie Parker, mais il n’y a rien à faire, c’était le modèle, ils n’y sont pas arrivés. Par contre, d’un autre côté, j’écoutais l’autre jour un type qui est vraiment passé au free. Alors le free, moi je ne l’ai accepté que chez les grands, chez les costauds… mais je ne l’ai pas accepté chez les moyens, ou les minables. Parce que j’ai l’impression que c’est pour camoufler la fausse note. Le dernier grand saxo actuel que j’ai vu dans la banlieue de Lyon dans une salle de fêtes – je croyais qu’il était mort, ça m’a fichu un coup – c’était celui qui a composé I remember Clifford … c’était Benny Golson !
JF.V : Et quels sont vos meilleurs souvenirs de concerts à Vienne ou ailleurs…un grand concert qui vous a marqué ?
F.J. : Il va falloir que je me dévoile là…
JF.V : Ou peut-être deux ou trois concerts ?
F.J. : Non, non, non, pour moi il en a quinze, il y en a trente, il y en a cinquante…et j’oublie les femmes en plus. Non, mon numéro un ce pourrait être bien sûr Charlie Parker…mais mon saxophoniste numéro un, là j’ai une trentaine de disques de lui. Je vais te montrer… [Nous consultons la discothèque de François Joly] Voilà, c’est Art Pepper, je dois en avoir 25 ou 30. Quelle vie il a eu ce type ! Bien sûr il a été en prison à Saint-Quentin. Et le trompettiste qui a joué avec lui c’est Chet Baker. Les deux ils ont eu une vie infernale. C’est effrayant parce qu’ils ont passé leur vie avec le jazz, mais aussi à chercher leur drogue quoi. Mais c’est extraordinaire ce qu’il joue. Il y a eu le seul concert qu’il ait donné à Vienne, et là ça a été mirobolant. Il a fait des conneries mais, tu vois, c’était un mec magnifique comme Chet Baker. Les deux, quand ils jouaient ensemble au tout début, il se droguaient déjà, mais c’étaient des mecs magnifiques. Ces mecs-là, s’ils vivaient maintenant on ne les mettrait pas en tôle, on les soignerait.
JF.V : Et quel autre concert encore, quel autre musicien ?
F.J. : A Vienne alors ?
JF.V : A Vienne où ailleurs, peu importe.
F.J. : A Vienne… qu’est-ce que je pourrais te dire ? Ah si, Paco De Lucia. Il m’intéressait beaucoup. J’écoute aussi d’autres musiques quand même. J’aime beaucoup le flamenco, je chante le flamenco. Paco De Lucia il a une qualité : il a adapté le flamenco au jazz. Et ça donne une oreille magnifique ! En fait, j’ai tout aimé ce que j’ai vu à Vienne. Bouteiller, il a fait des soirées…comme on ne reverra jamais, jamais, j’ose le dire. Je suis allé à Juan. Il y avait des types qu’on était heureux de voir, des types importants, mais, dans la continuité, Vienne est au-dessus de tout.
JF.V : Je voulais remémorer avec vous une note qui m’a beaucoup interpellé dans un de vos livres, « Les fans sans balance » où on est en plein camp de concentration. Encore une fois vous avez réussi à y mettre la musique. Et là vous évoquez dans les remerciements et la bibliographie une personne qui m’interpelle et que j’aime beaucoup : c’est Jorge Semprun.
F.J. : J’ai été copain avec Jorge Semprun ! Je l’ai découvert d’une façon assez extraordinaire, à Lyon à l’Instituto Cervantès. J’y étais pour un de mes polars, et on me présente Semprun. Il m’intéressait beaucoup, pour son histoire surtout, parce qu’il a eu une vie assez extraordinaire. Ses parents et lui ont fui l’Espagne, se sont installés à Paris, et il va aller dans un lycée français, Henri IV je crois. Il a été ministre de la Culture en Espagne de Felipe Gonzales. Et il avait aussi un autre truc qui était extraordinaire c’est qu’il n’écrivait pas en espagnol, il écrivait en français. Devant ma sidération, il m’avoua qu’il trouvait que la langue française était la meilleure au monde. Quand on te dit ça t’es heureux ! Il m’a raconté sa vie et puis on s’est écrit. Sa mort a été une grande perte. C’était un des grands amis de la France. Il avait un côté, comment dirais-je ? extrêmement instruit mais absolument pas pédant.
JF.V : Le dernier, « Rouge Rhône », c’est du terrorisme religieux. Il est vraiment d’actualité ?
Oui. Mais ce que je veux dire par là c’est qu’il y a une chose qui m’a frappé parmi mes copains arabes… il y en a deux sous-jacent. Ils sont exactement dans notre culture. Et j’ai le sentiment que là…il y a ceux qui sont envoyés et qui sont intégrés comme les autres… on les envoie en Iran et ils sont fabriqués, et ça c’est authentique. Et ces types-là existent, et je le montre dans mon bouquin, et ces mecs-là un jour ils vont sortir…eux ils vont obéir.
JF.V : Une dernière question : est-ce qu’il y a un nouveau livre en préparation ?
F.J. : J’en ai deux en préparation !
Un bouquin qui sera sur ma vie. Ce sont mes filles qui veulent ça.
JF.V : Ça ne sera pas un polar alors ?
F.J. : Ah non ça ce n’est pas un polar, c’est une autobiographie, mais je n’aime pas le terme de « mémoire ». Un recueil de trucs qui vont me revenir… Et puis j’ai un polar aussi dans la tête, que j’ai commencé…
JF.V : Est-ce qu’on aura du jazz cette fois-ci ?
Oui, beaucoup même. Mon bouquin va se passer aux Baléares, sur trois des quatre îles habitées. Il y a la plus grande c’est Majorque, après il y a Minorque, après il y a Ibiza, et la dernière c’est Formentera. Il y a un petit festival pendant l’été, sans prétention mais qui marche bien, avec une tête d’affiches et puis des musiciens espagnols, mais c’est de bon niveau et surtout c’est au grand air… Alors là, c’est vraiment un polar…
Nous remercions sincèrement François Joly pour nous avoir accordé cet entretien et partagé ses passions et ses souvenirs avec enthousiasme.
Bibliographie sélective :
La série Pierre Curveillé, pour retrouver le personnage fan de jazz de François Joly :
Be-bop à Lola, Série noire no 2180, Editions Gallimard 1989, réédition Folio policier no 294, mars 2003, ISBN : 2-07-042734.
L’Homme au mégot, Série noire no 2247, Editions Gallimard octobre 1990, ISBN : 2-07-049247-8.
Notes de sang, Éditions de la Table ronde, 1993, réédition Série noire no 2465, Editions Gallimard mai 1997, ISBN : 2-07-049739-9. Prix Edmond Locard.
Quelques autres romans policiers :
Chicagone, Le Poulpe no 34, éditions Baleine, octobre 1996. ISBN : 2-84219-033-5.
La mort, comme un service, collection Petite Nuit, Éditions Nykta, 2009. ISBN : 978-2-35958-002-0.
Les Fans sans balance, Éditions La Branche Suite noire no 9, 94 pages, octobre 2006, ISBN : 9782353060085.
Et pour lire la dernière parution :
Rouge Rhône, 208 pages, N’co éditions Vienne, juin 2023. ISBN : 978-2-494781-04-7
Dictionnaire des littératures policières :
Claude Mesplède (dir.), Dictionnaire des littératures policières, vol. 2 : J – Z, Nantes, Joseph K, coll. « Temps noir », 2007, 1086 p. ISBN 978-2-910-68645-1.