Le Fantôme de Bill Evans…
C’est le regretté Mario Stantchev qui m’a fait connaître le premier Marc Copland lors d’une soirée entre amis où chacun devait donner le nom du pianiste le plus intéressant. Et pourtant l’américain est loin du jeu du plus lyonnais des pianistes bulgares : pas fougueux pour deux sous, la tête baissé, le dos vouté avec une économie de mouvements et un jeu resserré… l’inverse de Mario mais passons…
Le Périscope, excellente maison du jazz qui rassemble tenants du jazz classique et jeunes turcs inventifs et tournés vers d’autres esthétiques. Marc Copland est à coup sûr dans la première catégorie et ce n’est pas une honte non plus : à soixante-quinze ans il a bourlingué dans le jazz et joué avec les plus grands, de son trio avec Gary Peacock et Billy Hart ou de ses années avec le guitariste John Albercrombie il ressort une maîtrise de la mélodie et de l’économie des notes que n’aurait pas renié un Miles Davis himself. Ce soir il joue en duo avec son complice et contrebassiste suisse Daniel Schläppi, avec lequel il a réalisé trois albums dont le dernier Alice in Wonderland est sorti en 2019. La salle de musiques actuelle de la rue Delandine n’est pas pleine, ce qui est regrettable et les têtes sont plus souvent blanches… Mais c’est bien là la réalité du vieillissement des publics du jazz mais pas que… On attend la relève des boomers. Des confrères lyonnais talentueux comme Camille Thouvenot curieux de voir ce maître d’un « jazz de chambre » doux et feutré qui place la ballade et le blues comme unique horizon, présents dans la salle, constituaient également un indice de la qualité musicale à venir.
Quand le duo se présente à 21h, Copland présente le premier morceau, une composition de Scott LaFaro, Jade Visions, le contrebassiste mythique de Bill Evans disparu trop jeune tragiquement, on comprend que la soirée sera placée sous le signe, voire dans l’ombre tutélaire du claviériste de Waltz for Debby. Car si Marc ne ressemble pas physiquement à Bill, au niveau du jeu, du son et de la posture, c’est plus que troublant. Plus qu’une filiation, c’est comme une sorte de réincarnation, un fantôme de Bill Evans. Et cela fait un bien fou, surtout à ceux qui n’ont jamais vu le roi du piano trio qui fascinait tant Keith Jarret, Michel Petrucciani et Steve Kuhn (qui a joué avec Scott LaFaro du reste) pour ne citer que les meilleurs. Le second morceau du premier set est également un morceau d’un contrebassiste illustre, mais encore de ce monde, puisqu’il s’agit de Ron Carter, avec une belle intro de Schläppi sur « la grand-mère ». Les deux musiciens enchaînent sur Sixteen Century ce standard anglais intemporel, puis Marc Copland annonce une de ses propres compositions Day and Night qui n’a rien à voir avec Night and day confie-t-il. Il en profite dans la présentation pour vanter les qualités de son complice suisse. Le titre qui suit est Alice in Wonderland, titre éponyme de leur dernier album. Le duo ne lève guère la tête durant sa prestation et c’est un véritable challenge pour les photographes présents…
Le premier set se termine avec sa coupure comme en club. Le second set fait entendre un morceau de John Albercrombie, Talking Blues « un blues en mineur différent » dixit le pianiste !
Puis, un must des standards, All Blues avec une formidable intro du contrebassiste, un régal qui porte l’art du duo à son apogée. Déjà un premier rappel se dessine… Mais c’est le second rappel qui produit son effet : après avoir remercié le staff du Périscope et avoir lancé au public « je suis sûr que vous voulez rentrer à la maison » Marc Copland et Daniel Schläppi entament un And I love her, le tube pop des quatre de Liverpool qui clos d’une belle manière cette soirée tout en délicatesse et terriblement Bill Evansienne… Comme un parfum suranné, envoutant et mélancolique que l’on n’est pas près d’oublier.