Festival Jazz session, Colombier Saugnieu
Je ne sais pas comment vous faites pour juger d’une musique. Enfin, juger est un grand mot, plutôt en parler. Savoir en dire quelque chose, au-delà de « j’ai aimé » ou « je n’ai pas aimé ». Personnellement, je ne peux m’empêcher de revenir à chaque fois à des références musicales. Telle musique me fait penser à telle autre, comme tel groupe me rappelle celui-ci. Ce n’est pas forcément convoquer les origines auxquelles se raccroche la musique en question, mais plutôt, et d’une manière spontanée, ramener celle-ci à quelque chose qui vient de la culture que je me suis construite au fil des années, à une sorte d’étalon, un groupe phare, un archétype musical, qui m’a suffisamment impressionné à son écoute, une borne esthétique, un halo poétique. Parler alors d’un concert c’est faire le lien avec un autre, c’est superposer deux œuvres, c’est en mesurer les différences, les similitudes, en dégager les originalités.
Le Nopal Duo est un bienfait. Un son irréprochable, une entente musicale parfaite, une inspiration multiforme, une énergie communicative. La chanteuse Julie Fallu et le bassiste contrebassiste Julien Sarazin ont du métier. Ça s’entend. Elle, parcourt le répertoire jazz et chants du monde à grandes envolées, de sa voix précise, toute de nuances échappée, chuchotée ou d’une grande présence. Lui, enjambant les thèmes et les rythmiques avec l’originalité d’un homme-orchestre, basse et guitare deux en un. Chacun pourrait se suffire à lui-même. Julie Fallu s’empare seule de Round midnight et on entend toute l’harmonie, frissonnante, poésie des plus grandes chanteuses de jazz. Julien Sarazin façonne un son planant, sur lequel il pose des chorus incisifs, tourbillons myxolydiens sur loops englobants. Mais c’est bien le jeu à deux qui les révèlent, jouant des arrangements pour notre bonheur toujours renouvelé. Chez ces deux artistes, leur envie de partager va au-delà des standards, elle chante en anglais, français, ou brésilien, il rêve en espagnol, ils réinterprètent Georges Brassens, Steve Swallow, et plein d’autres encore. Un duo qui m’en rappelle un autre, Musica Nuda. Ces deux groupes sont sur une même ligne esthétique, grande ouverture musicale et grande originalité. Pour moi, Nopal est une très belle découverte.
Quand je vois sur scène le Maestrio quintet, je pense tout de suite à Louis Winsberg et son projet avec El Titi et Rocky Gresset. En commun, trois guitares, trois styles, trois façons de jouer qui tentent de fusionner tout en gardant leur caractère propre. C’est très réussi. Autant dans la forme que dans le fond. Des rumbas, des tubes sud-américains, des compositions… Pierre Louyriac possède le jeu flamenco, claquant, puissant, poétique. Pierre Bernon d’Ambrosio joue d’une manière classique, avec un sens de la mélodie étourdissant (il est pourtant grippé ce soir-là !). Symon Savignoni joue dans le style manouche, brillamment. C’est par lui que je rentre à plein dans le concert, par la valse qu’il a repris de son grand père corse. C’est soudainement toute la tradition de la guitare corse qui me revient en mémoire, les longues soirées passées dans le magnifique jardin de Patrimonio pour le festival des guitares. Là-bas, la guitare manouche et corse s’emmêlent, ne font plus qu’une. Je repense à Fanou Torracinta, aperçu à Lama pendant le festival du cinéma sous les étoiles. Je repense à Dominique Di Piazza, pour un stage sous les pins. Symon Savignoni siffle un air sur un tempo lent. Mon esprit est loin. Cette musique me fait voyager. Je ne suis pas le seul, le public manifeste à la fin du concert son plus vif enthousiasme. Une musique énergique et rythmée, accessible, communicative, construite de mains de maitres avec Olivier Salazar à la basse et Thomas Domène à la batterie. Encore un très bon moment.
Je m’intéresse depuis longtemps au Big Band de l’Œuf, ne serait-ce que par le casting de rêve qu’il renferme. Vous trouvez ici toute la fine fleur des improvisateurs du jazz français. Avec lui, vous êtes sûr de passer une soirée étonnante, car il multiplie les projets les plus originaux. Pour l’avant dernier, il côtoyait un grand chef cuisinier sur scène. Pour ce dernier projet, l’astro-symphonie, c’est la science qui est convoquée, avec la présence du scientifique Guillaume Laibe, astrophysicien et maitre de conférences à l’ENS de Lyon.
J’avais hâte de découvrir en live cette musique dont j’ai chroniqué dernièrement l’album (voir ici). J’avoue avoir pris une énorme claque à l’écoute de cette partition qui fourmille d’idées nouvelles, de propositions d’une grande expressivité, pour une musique à la fois mystérieuse, percutante, espiègle, qui, une fois le lâcher prise des premières minutes effectué, décolle. Cette musique a du corps et de l’esprit. Les intervenants en astrophysique étant bloqués à l’aéroport (ah ces agriculteurs branchés sur terre qui ne voient pas tout le potentiel d’exploitation à s’intéresser aux étoiles !)*, c’est le balayeur du centre d’observation du coin, qui a pris le relai. A force d’écouter aux portes, il a acquis un certain savoir lunaire, extra-terrestre, suffisant pour évoquer le big bang, les trous noirs, les exo planètes, la formation des éléments et tout ce bazar galactique. Il a été aidé en cela par l’illustratrice Pauline Semon. Tous et toute m’ont fait tourner la tête. Je ne pourrai pas tous les citer, peut être le grand horloger du big band, Pierre Baldy, compositeur génial, et un bonhomme cosmonaute – je tais son nom pour qu’il ne soit pas jalousé par ses pairs de la fusée de l’œuf- qui s’agitait au fond de la scène, pour régler rythme, mélodie, à coups de gong, marimba, toutes formes de percussions, cajon, bongo, courant de-ci, de-là, à la manière d’un Jacob Collier. Jamais un temps de retard, comme l’horlogerie cosmogonique.
Vivement la prochaine de ce spectacle haut en mots, en notes et en couleurs.
*vous l’avez compris, cette astro-symphonie est un spectacle, et le balayeur n’est autre que Guillaume Laibe. Ce qui l’est moins, ou plus désolant, c’est celui des agriculteurs (je pense aux puissants de la FNSEA) qui lâchent le combat, comme le gouvernement lâche sur les restrictions des pesticides. Comme le dit Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe, la violence que notre société fait subir à la terre gâche jusqu’au plaisir même de la beauté des étoiles, c’est « l’effondrement de la cosmo-poétique du réel ».