Venus de Bâle où ils avaient joué la veille, Olga Amelchenko et ses musiciens ont mis le cap sur le Solar vendredi. Malgré les vacances, pas mal de monde s’est pressé dans la salle stéphanoise.
Excellent choix. Il aurait été dommage de ne pas découvrir celle encensée notamment par Alex Dutilh. Et pas que (Il semblerait en effet, sa modestie dût-elle en souffrir, que notre ami Roger Berthet ait été parmi les instigateurs de sa venue).
Qui donc est cette jeune femme, cette saxophoniste qui aimante? A trente-six ans, elle a déjà vécu un certain nombre de vies, toutes porteuses de flammèches sonores détachées de son foyer natal, la Sibérie. On reviendra peu sur son parcours étonnant, courageux, passionné, tout se trouve dans les diverses bios précisées sur ses albums ou son site. Citons néanmoins ses débuts chantés à l’âge de cinq ans, les conservatoires d’Abakan et de Novossibirsk, son année en tant que cheffe de chœur, le choix du saxophone alto, le départ pour Cologne et Berlin où, au Jazz Institute, elle obtient un master de composition et arrangements jazz.
En 2019, on la retrouve à Paris, où elle vit désormais. C’est là qu’elle fait la connaissance de nombreux musiciens et parmi eux, ceux qui l’accompagnent en ce 19 avril. Voilà ce qui s’appelle
avoir une belle acuité des sens, que de partager la scène avec le pianiste Enzo Carniel, le contrebassiste Florent Nisse et le batteur Jesus Vega. Que du brut sous les nuances.
Roger et moi les rencontrons quelques minutes avant le concert. C’est impromptu, une hésitation caresse à peine le visage d’Olga puis un sourire irradie l’espace. Cette artiste-là est terriblement
généreuse. Dans un français où se mêlent de cosmopolites accentuations, elle nous en dit un peu plus: « J’ai rencontré les musiciens il y a deux ans lors d’une session à Paris mais c’est à Berlin
où je vivais que j’ai rencontré Jesus, lui aussi a déménagé à Paris. Ensemble nous avons enregistré un CD qui va sortir en février 2025, dont je ne sais pas encore le titre. Et puis il y a « Before the Dawn ». Mais seul Enzo est dans les deux projets. Ce soir, ce sont les titres de ce nouvel album que nous allons principalement jouer ». Ses inspirations, ce sont « beaucoup des choses qui arrivent, la politique, le sentiment, les autres arts. D’ailleurs, dans « Before the Dawn, il y a de la poésie dans presque tous les morceaux, avec des poèmes d’Apollinaire ou de Garcia Lorca. Dans la poésie, les mots donnent déjà le rythme ». Elle se confie aussi quant à son choix du jazz, sa préférence pour le saxophone alto ou ses rêves de musicienne: « Quand j’ai écouté du jazz pour la première fois en Sibérie, j’ai trouvé que c’était une musique inimaginable. J’ai étudié dans sept écoles et il n’y a pas de styles musicaux qui me plaisent plus que les autres, mais je n’écoute pas et je n’aime pas la jazz fusion. Pour mes influences de sax alto, je ne sais pas, il n’y a pas de saxophoniste numéro un pour moi. Malgré tout, je dirais Jackie Mc Lean (décédé en 2006). Et puis, j’ai rêvé la rencontre avec le guitariste Matthew Stevens, avec qui j’ai joué en février dernier. Et Mark Turner bien sûr ».
On ne peut pas ne pas évoquer l’actualité et la Russie. On n’en parlera qu’à peine: « Je n’ai pas vu ma famille depuis quatre ans. Même dans notre prochain CD, je n’en ai pas parlé car ça me donne envie de pleurer ». Cessons. Silence. Jouons.
Pendant une heure trente, ce sont donc d’abord de nouveaux morceaux que le quartet interprète. Par exemple, Irréversible, dédié à ce qui se passe dans le monde et « qui n’est pas bien pour l’humanité » ou Whales dreams, « né du rêve de voir des baleines »… et du cauchemar de savoir qu’on les tue. Se succèdent aussi des titres tirés de « Slaying the dream », publié l’an dernier (dédié à un chapitre écrit par Angela Davis), ou « Grey is the Color of the sky ».
On en retiendra une atmosphère où s’alignent, rigoureuses, des pulsions rythmiques encadrant un espace sonore à paliers, une envie palpable de donner, d’exsuder une fine sensibilité, un aller
toujours crescendo vers l’offrande émotionnelle. Quant au piano, le voilà qui pleut en légèreté, averses de notes ou introspections perlées. Bref, malgré quelques (rares) redondances, ce jazz moderne dont les ballades (très rares) au sax alto font trembler, ce jazz parle beau. Ça pulse, quoi, et on aime ces sensations pleines, assumées, assurées, avec la grâce d’une pudeur qui ne veut pas se taire.