27/06/2024 – Endea Owens au Club de Jazz à Vienne

27/06/2024 – Endea Owens au Club de Jazz à Vienne

La musique d’Endea Owens est joyeuse et débridée. Elle-même est une show woman accomplie. Rien n’est laissé au hasard et surtout pas cette envie d’entrer en empathie avec le public et de le mettre dans sa poche. Prenez le premier morceau, le groupe au complet joue à bloc, toutes et tous sont des bêtes de musicalité. Après le thème exposé, sortie théâtrale à cours de la section cuivre, et à jardin de la chanteuse.  La meneuse prend un solo de contrebasse, joue  les silences pour mieux encourager son public à réagir. On ne demande que ça.
Elle reprend en trio, la musique se fait dansante. Le pianiste  joue comme un Danilo Pérez, le batteur n’a rien à envier à un Elvin Jones. Ambiance endiablée.
Sur scène un mélange de fanfare old school et de jazz moderne. Avec cette pointe de tradition blues qui affleure sans cesse. On assiste à un véritable phénomène sonore, ça pulse dans tous les coins.
Les cuivres ressortent à nouveau, ça tambourine côté Afrique pendant que le piano décale. Du rythme, encore du rythme. Aucun de ces artistes ne fait semblant.
La trompette rentre à nouveau pour un duo avec la batterie. Elle éclate littéralement, la batterie elle-même se lâche jusque dans ses retranchements les plus sauvages, folie polyrythmique exubérante. Le piano se montre tendre. Ce premier morceau est un festival, où chaque musicien se donne à fond. Prétexte à une forme originale. C’est à la fois improvisé et bien rôdé, avec des rendez-vous rythmiques très calés et très puissants. Endea Owens appelle les gens à donner, à chanter.

Le deuxième morceau avance assurément, sax et trompette sur des unissons cuivrés à grandes nuances. Le trompettiste assume sa virtuosité, la patronne danse en emmenant tout ce petit monde. Quelle sureté rythmique ! Elle désigne ceux qui vont croiser le fer. Piano et sax s’en paient une tranche. Encore un moment de musicalité sans faille. C’est fort, très fort.
La revoilà seule. C’est profond, enraciné. Les endormis dans la salle se réveillent.

Le piano introduit brillamment ce troisième morceau, sorte d’espièglerie, à forcer un rythme trop droit, presque enfantin. Et voici la voix envoutante et grave de la chanteuse, qui  se métamorphose en rappeuse. Endea Owens se rajoute, l’encourage, la sollicite, lui donne du peps. Ça me rappelle les Femmouzes T., chanteuses activistes toulousaines. Les cuivres harmonisent le tout. On dirait la musique de Sélène Saint Aimé. Même énergie, même efficacité, même classe. Vient ensuite un shuffle dans la plus pure tradition chicagoane, swing aiguisé, au fond du temps, prétexte à des quatre-quatre de haute voltige. La chanteuse donne tout.

Le groupe passe à une sorte de morceau plus consensuel, genre comédie musicale, façon gospel.

Et là j’arrête cette chronique comme on dit stop à l’insupportable. Le groupe est composé de noirs américains. Tous et toutes font leur job de la plus belle des manières, en donnant de leur personne. Je ne peux m’empêcher de penser que tout cela sera balayé d’un revers de main par un proche gouvernement d’extrême droite qui ne demande qu’à mettre la main sur la culture pour en faire de la chair à pâté. Qu’adviendra- t- il de ces artistes, de cette musique, qui encore aujourd’hui, transpire la lutte pour les droits des noirs encore et toujours ostracisés dans leur pays ? Qu’adviendra-t- il également du jazz, en tant que vecteur d’une dynamique de contre-culture, à l’opposé des choix culturels rétrogrades, réactionnaires, liberticides, mortifères des villes où déjà le RN s’est implanté. Quel avenir d’une manière générale pour les artistes qui seront forcément disqualifiés dans un tel monde de haine, de rancoeur, de noirceur, d’anti-culture autre que le « tout patrimoine » ?

Certes, la situation actuelle n’est pas très enviable. Les marchands, dont jazz à Vienne, pourraient vendre indifféremment des savons ou de la quincaillerie. Il s’agit pour les néolibéraux de répondre, comme ils disent, aux goûts du public tout en amplifiant chez lui son côté consommateur de culture de masse. La musique de jazz a perdu déjà quelques galons et l’art n’est plus envisagé que sous l’angle économique et du profit. On est loin de lieux politiques comme Uzeste où l’art est le prétexte à envisager les rapports nouveaux dans la société, pour qu’elle devienne meilleure,  et où l’éducation populaire prend une place et une valeur éthique et non pas économique.

Le groupe d’Endea Owens d’ailleurs, (est-ce dans son ADN musical ou dans la façon dont jazz à Vienne a de « gonfler les groupes qu’elle reçoit et en les caressant dans le sens du poil »), se met à jouer pour terminer ce set une musique proche du R’nB et nous « gâter » en interprétant, de manière très pauvre, un Non, je ne regrette rien, comme pour mieux nous flatter. Ça me rappelle l’attitude de la violoncelliste cubaine Ana Carla Maza qui, lors de la présentation de la saison vantait les mérites de « la boutique » qui la recevait, matraquant « vive la culture vivante ! », alors que dans son attitude plus rien n’était appelé à vivre, si ce n’est le porte-monnaie des spectateurs alléchés par la proposition commerciales d’un pass toutes soirées, assénée par ces grands prêtres : « attention, dépêchez-vous, il n’y en aura pas pour tout le monde ».

Si un sursaut citoyen ne nait pas rapidement, dans les deux semaines qui viennent, poussant pour qu’advienne une politique plus juste, plus égalitaire, plus solidaire, (une politique d’ailleurs plus participative qui demande des engagements personnels concrets), j’ai bien peur que tout ce qui a été construit en matière d’art, (et qui demande déjà à être parfait et reconsidéré), mais pas simplement, la liberté d’expression, le dialogue fécond entre les peuples, les droits syndicaux, les droits des minorités, les droits des femmes, tout cela soit anéanti pour longtemps.

[NdlR :Merci à Philippe Sassolas, du club photo de Vienne, pour le prêt de ses photos]

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