Aimes les mots dits !
L’inattendu duo formé dernièrement par le grand pianiste de jazz Baptiste Trotignon avec le charismatique et touchant chanteur de Feu ! Chatterton, Arthur Teboul, un lettré féru de poésie, donne lieu à un récital émouvant où les deux complices se réapproprient quelques-unes des plus belles chansons de notre patrimoine hexagonal commun. Sans artifice ni pose théâtralisée, une mise à nu simple et intimiste qui n’en fait que plus briller les mots, en exacerbant leur portée émotionnelle. Une bulle de poésie pour une parenthèse enchantée très bienvenue.
Si l’on ne présente plus aux amateurs de jazz le grand pianiste Baptiste Trotignon, il faut peut-être rappeler qu’Arthur Teboul est le chanteur et parolier du groupe de rock français sans doute le plus « littéraire », les excellents Feu! Chatterton passés par le prestigieux lycée parisien Louis-Le-Grand, ceci expliquant sûrement cela. On a pu par ailleurs entendre Arthur nous renverser d’émotion en février dernier, interprétant L’Affiche rouge lors de la panthéonisation des Manouchian, frissons garantis. Un garçon touchant et naturellement charismatique et qui, bien que trentenaire, connaît sur le bout des doigts ses classiques en matière de « grande » chanson française patrimoniale, féru de poésie et étant lui-même auteur de deux recueils publiés ces deux dernières années.
Une rencontre inattendue
La rencontre avec Baptiste Trotignon qu’il ne connaissait pas personnellement et qui comme lui est un amoureux de ces belles chansons d’hier, s’est faite par l’entremise du producteur de jazz Jean-Philippe Allard, par ailleurs manager d’Arthur, tristement décédé il y a quelques semaines et qui avait le don de provoquer ce genre de mise en relation, en l’occurrence à l’occasion du Piano Day de 2022 où le chanteur et le pianiste se sont associés pour la toute première fois. Au vu du résultat, ce qui aurait pu n’être qu’un one shot amical a incité les protagonistes à aller au bout d’un vrai projet avec un répertoire dûment sélectionné, pour un disque sobrement intitulé « Piano-Voix » à paraître fin août prochain. Si l’un a un rapport puissant à la poésie et l’autre au son, les deux complices n’ont pas voulu rendre un hommage de plus (on en a déjà eu tellement d’exemples et tant de versions pour certains titres…) mais privilégier une appropriation très personnelle en se donnant plutôt un rôle de passeurs de mots. Et si l’on n’avait pas trouvé beaucoup d’intérêt -malgré sa qualité indéniable- au dernier album en trio de Baptiste, «Brexit Music» paru l’an dernier et compilant déjà des reprises, mais de tubes de la pop british, on trouverait un charme certain à ce doigté d’expert quand il se met avec toute la délicatesse requise au service cette fois de nos grandes références hexagonales. Il faut dire qu’avec un interprète de la trempe d’Arthur, doté d’un pouvoir d’évocation puissant et aussi naturel, la séduction ne pouvait qu’opérer. D’autant que le dandy, un brin décalé par son style, son univers et son look, est habitué aux prestations électrisées quand il est porté par l’intense énergie développée par Feu! Chatterton. Or dans cet exercice inédit, c’est bien cette nouvelle vulnérabilité qui lui plaît après quinze ans de carrière, ce retour à une certaine simplicité dans sa forme la plus noble, telle une mise à nu où justement c’est bien la fragilité et le dépouillement du concept qui agit d’autant plus en matière d’émotion.
Parti sur les routes de France avec ce récital inauguré tout dernièrement lors des quarantièmes Francofolies de La Rochelle, l’inattendu duo faisait donc étape jeudi aux Nuits de Fourvière devant un théâtre antique bondé et encore baigné d’une forte exposition solaire puisque le rendez-vous était fixé à 20h. Un « extérieur jour», comme le fera remarquer le chanteur, habitué du lieu avec Feu! Chatterton où le groupe est revenu en 2018 après un mémorable premier concert en 2016 (nous ne sommes pas près d’oublier notamment l’incroyable moment quasi céleste où, pile sur le titre emblématique Côte Concorde -élégie tragique sur le naufrage du Concordia sur les côtes amalfitaines-, des trombes d’eau se sont soudainement abattues sur nous tandis qu’Arthur galvanisé chantait «Du ciel tombe des cordes, faut-il y grimper ou s’y pendre?»…). Mais ce soir, tout est calme et zen avec une écoute exceptionnelle, une bulle de poésie intimiste qui fait figure de parenthèse enchantée en ces périodes instables et inquiétantes.
L’Amour en sujet éternel
J’avais bien relevé quelques noms annoncés, incontournables, parmi les auteurs repris, sans connaître l’entièreté du répertoire. Mais ce récital a vite pris la forme d’un amusant blind-test, d’autant que, – et c’est sans doute le seul reproche qu’on pourra opposer au duo-, jamais un titre ne sera indiqué, ni le nom de son auteur d’origine ou le moindre mot sur le contexte des chansons retenues, ni même pourquoi elles l’ont été. On s’est donc pris au jeu permanent de la devinette, certes souvent facile tant certaines sont gravées dans notre inconscient collectif, avec parfois quelque hésitation, voire une énigme restée sans réponse, ce qui me concernant fut le cas pour seulement deux titres sur les dix-sept joués ce soir, la grande majorité trouvant une unité dans le thème central et éternel de l’Amour (avec un grand « A »), avec ses joies, ses doutes, ses peines et ses regrets. Pas toujours joyeux donc, mais pour sûr irrémédiablement touchant.
Comme d’entendre en intro, Je ne peux plus dire je t’aime d’Higelin, l’idole de mon adolescence, qui ouvre le récital avec un Baptiste Trotignon en tunique turquoise et pieds nus devant son Steinway de concert, tandis qu’Arthur en costard pattes d’eph’ trop court et cravate marron, ne tardera pas vu la chaleur ambiante de tomber la veste. « Je ne suis que jalousie », entonne-t-il en reprenant le Jealous Guy de Lennon, mais en version française (ce qui est toujours drôle à entendre) concernant le seul auteur qui ne le soit pas dans cette set-list.
Plutôt inattendu aussi, La rua Madureira de Nino Ferrer que Baptiste teinte d’effluves bossa, avant un plus connu Il n’y a pas d’amour heureux écrit par Aragon et chanté aussi bien par Brassens que par François Hardy qui vient de tirer sa révérence. Cette fois, c’est la cravate qui tombe pour l’une des plus émouvantes chansons du répertoire, «la mélancolie même» selon Arthur. A propos de Göttingen de Barbara que le pianiste ourle d’une inouïe délicatesse. Les poils se dressent, les larmes affluent au bord des yeux, magique. Moins classique que d’autres, La ville s’endormait… et j’en oublie le nom, comme moi qui n’ai pas reconnu ici Brel, l’inévitable. Plus dans l’humour, voilà une version du Goudron de la plus kéké et foutraque chanteuse qui soit, Brigitte Fontaine.
Autant de noms incontournables vont encore se succéder après un passage plus flottant où Arthur s’installe derrière un petit bureau pour se prêter au jeu de l’écriture automatique sur une impro de piano. Poésie instantanée, plutôt saugrenue de l’avis même du protagoniste, qui sera d’abord lue puis chantonnée sur les notes de Baptiste. Avant de revenir aux « fondamentaux », comme cet autre monument de Ferré, Est-ce ainsi que les hommes vivent ? peut-être encore plus connu grâce à Lavilliers, et qu’Arthur, toujours d’une grande sobriété et sans jamais d’effet théâtralisé, porte au sommet de l’émotion. Pas des plus connues de Bashung, suit Aucun Express et la poésie de l’immense parolier et unique Jean Fauque, pur moment suspendu par les notes graciles de Baptiste. Et puis Brel encore pour finir (on aurait vraiment bien vu ici n’importe laquelle des chansons du géant Allain Leprest, une fois encore ignoré…) avec bien entendu La Chanson des Vieux Amants, sublime déclaration d’amour s’il en est.
Une heure et vingt minutes se sont déjà écoulées et pourtant, on aurait pu rester encore longtemps en si agréable compagnie. Avant de complètement mettre un terme à ce délicieux moment de partage, en choisissant Syracuse de Salvador dédié à Jean-Philippe Allard, Arthur nous fera le plaisir en premier rappel de nous offrir La Malinche (Madame je jalouse, ce vent qui vous caresse prestement la joue…) titre emblématique écrit pour Feu! Chatterton et qui donne un aperçu de la propre poésie du bonhomme. Oh (que) OUI !…