De prime abord, le mélange semble improbable et risqué : un accordéon et deux violoncelles ! Le premier souffre encore parfois d’une image négative et réductrice, associant les flonflons, le vélo et une fameuse tignasse rousse. Pourtant de très grands interprètes de jazz ont donné toutes ses lettres de noblesse à cet instrument qui sait aussi merveilleusement magnifier les grands compositeurs classiques. De même, le violoncelle est immédiatement associé aux orchestres symphoniques et récitals de « grande musique », que certains trouvent guindés et impressionnants.
Mais souvenons-nous : de la fusion de plusieurs éléments nait parfois un alliage aux couleurs et propriétés étonnantes et inattendues. L’alchimiste Charles Kieny, et ses amis orfèvres, Sary Khalifé et Lina Belaïd en font la brillante et réjouissante démonstration en créant une musique extraordinairement fouillée, multiple et riche.
Charles anime ses thèmes par des rythmes dynamiques, aux mesures souvent impaires, qui rappellent tour à tour les musiques slaves, indiennes ou moyen-orientales, mais aussi le jazz comme dans le bien titré Babel Babbling. De même, et notamment dans sa pièce solo Till We Meet Again, Sary Khalifé évoque subtilement l’Orient, ses sons et gammes arabisants les mêlant soudain à des harmonies occidentales et un vibrato parfaitement « classique ». Tout ceci démontre une grande maîtrise à la fois des styles et des sons, quête permanente de Sary, comme Charles le fait remarquer avec humour. Ce dernier parvient lui aussi à moduler et tordre par moments le son de son accordéon, et à lui faire exprimer tour à tour un souffle puissant ou un murmure feutré. De son côté Lina Belaïd joue fort subtilement des harmoniques de son violoncelle pour nous transporter à son tour dans l’Orient lointain et onirique.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, Charles Kierny compose une musique complexe, exigeante, extraordinairement riche en harmonies et en rythmes qui demande aux trois membres de CrozPhonics une parfaite maîtrise artistique et technique.
« Mais alors, est-ce du jazz ? » se demandent peut-être certains, un peu déroutés par cette musique à la fois contemporaine et aux racines lointaines. La réponse est « bien sûr ! », puisque entre les séquences écrites, une place importante est laissée à l’improvisation : n’est-ce pas là l’essence même du jazz ? Autre signe, le Time Remembered du grand Bill Evans est magnifiquement et librement repris. Enfin, les rythmes latino qui apparaissent par moment sont une preuve supplémentaire : oui, c’est bien du jazz. Et d’ailleurs, qu’importent les classifications réductrices ? La musique de Charles et de ses amis de CrozPhonics, évocatrice, onirique, mélangée, rythmée, contrastée, a tout pour combler l’amateur de belle musique, tout simplement.
Alors nous leur disons : « Till We Meet Again » !