« Astro-Symphonie » du Big Band de l’Œuf

« Astro-Symphonie » du Big Band de l’Œuf

« Il nous faut éclairer les lumières par le murmure des étoiles1». Roland Gori, philosophe et psychanalyste, face à la fabrique des servitudes, volontaires ou planifiées par notre société de contrôles valorisant l’homo économicus, ses logiques instrumentales, sa spiritualité numérique, oppose la force de la parole pour bâtir de nouvelles utopies. Ce murmure des étoiles, au second degré, c’est la dimension poétique opposée à la technique.

Si on en croit l’astrophysicienne Hélène Courtois, spécialiste de la cosmographie de l’univers, celle qui a découvert Laniakea2, les gens aujourd’hui sont très friands de ce qui se passe au-delà de nos horizons terrestres. Il existe une véritable curiosité pour tous les phénomènes cosmiques. La disparition d’Hubert Reeves et les réactions suscitées par sa mort est en une preuve, de l’attachement à ce qui nous dépasse, et cet élan vers des mystères qui s’avèrent plus fédérateurs et moins destructeurs que les luttes intestines pour des rêves de grandeurs matérielles. Peut-être est-ce parce que nous avons perdu le sens du politique, pour revenir aux propos de Gori.

A prendre au pied de la lettre, ce murmure des étoiles existe bel et bien. Certains chercheurs du CNRS essaient de traduire en sons les signaux de lumière émis par les objets célestes. Cela ressemble à des chants de baleines, ou encore des grincements. Etonnant, singulier !

Il est tentant de transcrire cette musique des étoiles. Le Big band de l’œuf l’a fait, à sa manière, toujours profuse et décalée, à travers son « Astro-symphonie ». C’est la rencontre entre son compositeur Pierre Baldy et l’astrophysicien Guillaume Laibe, qui a vu dans cet Orchestre Énergique à Usage Fréquent une possibilité de décliner en musique des phénomènes que les mots et les concepts peinent encore à cerner : le big bang, les ondes gravitationnelles, les galaxies… Il est clair que la magie du big band libère son imaginaire débordant et l’aléatoire de l’improvisation ramène le bazar astrophysique à son expression encore hasardeuse et non révélée pleinement. Le résultat est jouissif, et l’orchestre atteint encore des hauteurs en matière de textures, d’énergie et de plaisirs partagés, véritables marque de fabrique depuis sa création en 2003. Reste que la musique est l’œuvre de son créateur, quant à l’univers ?

En tout cas, tendons l’oreille.

Introduction 1

Ça commence par un empilement de notes. Accord radieux, grandiloquence de l’ouverture. Un télescope est branché vers le ciel. La musique pourrait jouer le rôle de la focale, qui se resserre sur les planètes, le métallophone en serait la mécanique. On passe d’une vision en cinémascope à des détails macroscopiques, comiques, décalées, à travers les percussions et le wood-block ou la clave. L’orchestre utilise toute la palette de sons à sa disposition, du grave à l’aigu. Nos regards se posent sur les objets célestes pour finir sur le vide sidéral. Soudain un scintillement. La musique est un foisonnement d’interactions, qui appelle la suite.

Introduction 2 

Du suspens. Avec ce côté hollywoodien dans le propos, un film noir, une série policière. Quelque chose va se dérouler sous nos yeux et à nos oreilles. On va rentrer dans le vif du sujet, ce sujet humain qui cherche à coloniser l’univers, en fouillant le ciel. Poussé par la curiosité. Leitmotiv de la musique, marque de la volonté scientifique de l’explorateur céleste. La musique est expressive, quasi descriptive. On verrait presque le chercheur ébahi par ses découvertes. Avec cette part de fantaisie rendue par le contraste entre l’orchestre et les petites percussions qui lui répondent. Le gong final est un eurêka.

Big bang 1

C’est quoi, le big bang ? Un chao primitif. D’où sort le premier élément de cette purée cosmique ? D’un œuf ? Drôles de trompettes bouchées.  Ça se cherche, ça court partout. Les mélodies se croisent, se répondent. La partition est complexe, efficace de poésie. Le saxophone ressort sur une pulse straight ahead. Ça vient de loin cette chose-là. Nous ne sommes plus dans la description, juste arpenter le néant et faire advenir la chaleur du swing, le chant venant de nulle part. Au fond, c’est peut être ça, le jazz, un cri primordial. La fin de solo est lumineuse avec l’orchestre qui vient supporter le soliste. Un éclair, et tout se met en place.

Big bang 2

C’est l’instant T, un temps infinitésimal après l’explosion. Et l’homme se cherche déjà. Ça me rappelle le film de Woody Allen, « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander » (« Everything You Always Wanted to Know About Sex (But Were Afraid to Ask) »), où il incarne un spermatozoïde qui donne ses états d’âme juste avant l’éjaculation. Beau duo mystérieux entre la contrebasse et le xylophone. Le calme revenu n’est qu’apparent. Une musique s’invente, mélodieuse. La fin est drôle et pompeuse. Le big bang est déjà devenu quelque chose de classique.

Deux big bang, 1 et 2, pour rappeler peut être la théorie des cordes3, et qui émet l’hypothèse que notre univers soit le fruit d’une succession de périodes d’accélération, d’éloignement des corps après explosions suivies de périodes de réchauffement et de densité extrême, de contraction. Répétition de big bang. Tension, détente, à l’infini. Le jazz est bien placé pour en parler.

Galaxies

Laniakea, ce superamas de galaxies, ressemble à une plante filaire, au corps élancé. On n’a pour l’instant cartographié qu’une infime partie de l’univers visible (1% de l’univers observable). Ici, les galaxies opèrent une danse, sorte de ternaire lent, où à l’écho des planètes répond la résonnance des étoiles. Tout cela à travers la trompette, la guitare, le métallophone, la clave. Un son cristallin est soudain propulsé dans le silence, comme un cristal qu’on effleure, la contrebasse parle : allo la terre, ici l’alpha du centaure. L’orchestre fait un tapis harmonique à la trompette qui déploie sa vision céleste. Beauté suspensive. Qui contraste avec les vitesses des corps qu’on estime projetés à deux millions de kms par heure.

Origine des éléments

Il y a d’abord les forces en présence. Quelques sons épars. On sent l’affrontement, le match de boxe. Selon mes souvenirs, la partie n’était pas gagné d’avance, le pourcentage de chance que les particules de matière se croisent et s’entrechoquent était quasi nul. Ici, ça se cherche, le rythme est élastique. Quand ça se trouve, ça remue.  Ça rugit même. Puis ça éclate. On sent poindre la guitare saturée. De l’harmonisation aux petits oignons, tremplin pour un saxo séducteur surchauffé. Ça foisonne à nouveau. A la fin, les éléments, c’est plié. Pour la postérité. Emballé c’est pesé, la Telecaster survole les atmosphères et le vide sidéral. L’orchestre fonce droit vers la sortie.

Ondes gravitationnelles

Vous êtes bien sur radio funky, radio groovy. African nature. L’espace-temps se contorsionne. Les corps s’époumonent, les hanches ondulent, les esprits s’agitent. Big band mais où est donc or ni car ! Oh, le trombone, qui vient nous chatouiller dans tous les recoins. Un mambo, avec la trompette accord à corps. Remue ton popotin, attraction assurée. Bigre ! Décollage final, le temps s’étire, les sons se distordent.

Systèmes en résonnance

L’introduction est grave et solennelle. Une polyrythmie latin jazz. Cassures et beau jeu. L’orchestre ronfle, swingue à mort. Le sax s’en donne à cœur joie. Toujours cette hésitation multi rythmique. Ce système de résonnance serait une métaphore de la créolisation du monde, et cette poétique de la relation, chère à Edouard Glissant. Il y a toute la palette sonore, en mouvement.

Formation d’éléments

Ça commence comme une balade classique. Qui tourne au boléro. La mélodie est un peu nostalgique.  C’est une fin de soirée, l’univers médite sur lui-même, autour d’un verre de whisky. On entend sax, trompette et clarinette, jusqu’à la flûte à bec, qui fait des prouesses, clin d’œil décalé à notre rêve de grandeur. Bonne nuit les petits.

Conclusion

Un concerto pour piano solo ? Une intro à la Herbie Hancock ? Une entrée en tuilage, des cocottes africaines. Le groupe ne ronfle plus, il ronronne. Dans cette conclusion, rien de didactique. Rien d’ennuyeux, pas de déclinaison du scientifique, pas de redite. Autrement dit, que du bonheur, de l’audace, de la légèreté, de l’étonnement.

On savait que le big band de l’œuf était capable de prouesses. Même théâtrales (cf. leur dernier spectacle avec chefs étoilés, « Petits plats pour Grand ensemble »). Le cahier des charges de ce nouvel opus était abstrait, ouvert. La musique, expressive, très écrite, regorgeant de nuances et de contrastes, est envoutante. Elle rend bien cette idée d’infini et de vertige cosmique, tout en conservant une part d’humour et de décalage du plus bel effet. On s’amuse dans cet univers (ce petit côté Shadoks), on s’amuse de cet univers, beaucoup plus que dans la réalité. Cet univers avec sa machine céleste et sa mécanique sensuelle. A écouter à fond les yeux rivés sur le ciel par une belle nuit sans nuages. Ou encore en concert, doublé d’une conférence illustrée, menée par Guillaume Laibe. 

Si notre univers se fait déjà vieux, le Big Band de l’Œuf lui offre une cure de jouvence.

 

1 Roland Gori, la fabrique des servitudes, éditions les liens qui libèrent

2 Cette découverte de Laniakea, en 2014, par Hélène Courtois, révèle que notre galaxie, la voie lactée, fait partie d’un superamas de galaxies. Dès qu’on évoque la taille de l’univers, les mesures sont colossales.

3 Toutes les informations de cet article qui concernent l’astrophysique, ses concepts, sa terminologie, sa poétique, seront largement commentés lors des concerts conférence. A lire aussi l’écume de l’espace-temps, de Jean Pierre Luminet, éditions Odile Jacob, pour sa poésie des mondes célestes

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