Sélection CD spéciale Piano (1/2) – Mai 2024

Sélection CD spéciale Piano  (1/2) – Mai 2024

Un piano, quatre maîtres d’envergure

 A tout seigneur tout honneur, on démarre cette première sélection spéciale piano par trois «jazz giants» de la même génération, octogénaires ou presque qui sortent tous de merveilleux albums à la hauteur de leur génie incontesté. De l’Américain Ben Sidran qui a marqué l’an dernier ses 80 ans en réunissant une pléiade de grands instrumentistes pour croiser blues, groove et swing, à son illustre collègue d’origine jamaïcaine Monty Alexander qui les fêtera le 6 juin prochain en commémorant le D-Day auquel ce géant rend ici hommage, en passant par le grand retour de l’Italien Enrico Pieranunzi (75 ans) qui signe un splendide mariage du classique et du jazz en revisitant Gabriel Fauré, les formidables papys font plus que de la résistance! Et en attendant la seconde partie de cette sélection avec de plus jeunes pianistes, on y ajoute ici le premier album en trio du virtuose d’origine géorgienne Giorgi Mikadze qui a déjà tout d’un maître.

 

BEN SIDRAN «Rainmaker» (Bonsaï Music /Idol / Socadisc)

Après avoir publié il y a pile deux ans «Swing State» (Bonsaï Music) son tout premier projet instrumental en trio (avec son fils Léo à la batterie et Billy Peterson à la contrebasse) reprenant des thèmes de chansons des années trente, l’immense pianiste Ben Sidran (Steve Miller Band, Boz Scaggs…) -qui en a publié une quarantaine depuis le début des années 70- a souhaité l’an dernier marquer ses quatre vingts ans en organisant, selon la suggestion du président du label Pierre Darmon, une grande réunion de ses amis musiciens américains et français au studio de Meudon. Un nouveau disque voulu à la base comme un album de blues, avant de se transformer plus largement en chansons dépeignant un monde dystopique et évoquant le besoin de survie dans notre société moderne. Toujours très engagé sur le fond donc, et marqué par ce style si reconnaissable de chant-parlé (proche du jazz rap actuel), le fringant octogénaire et ses quelque treize invités de renom nous livrent aujourd’hui ce magnifique opus qui effectivement élargi le seul spectre du blues et regorge de quelques pépites très accrocheuses.

Après le swing très marqué de Someday Baby en intro avec le sax de Rick Margitza (de Miles Davis à Moutin Réunion), le groove se fait plus west-coast sur Panda porté par la basse de Max Darmon, avec en feat. l’harmonica d’Olivier Ker Ourio et le steel drums d’Andy Narell. Toujours avec cette basse bien timbrée, le groove se rapproche du reggae pour l’excellent Humanity convoquant la guitare et la voix de Rodolphe Burger, où l’on pense à Léonard Cohen. La patte bluesy émerge par le tempo alenti sur fond d’orgue pour le titre éponyme Rainmaker où cette fois c’est Romain Roussoulière qui tient la guitare. On aime beaucoup Are we there yet qui suit avec Léo Sidran au chant, encore plus lascif façon Donald Fagen, entre les volutes d’harmonica, la guitare de Burger et les percussions de Denis Benarrosh. L’époque Steely Dan, marquée encore par les cuivres chantants de Sosi B avec la trompette bouchée du légendaire Michaël Leonhart et le sax de John Ellis.

En français dans le texte, Victime de la Mode rappelle d’ailleurs les interrogations posées précédemment par Léo Sidran dans son «What’s Trending» (sur le podium de mon best-of 2023, voir ici) inspiré par Sol, la petite fille de Ben et troisième génération de la lignée Sidran. Piano swinguant, flow du chant proche du rap et du hip-hop avec les chœurs  de Camille Marotte, on aime également beaucoup ce titre léger et funky, assez dansant.

Si le tempo de Times getting tougher than tough oscille à nouveau entre west-coast et R&B, le blues lascif revient sur Ever since the world ended et sur la ballade de clôture So long dans les résonances du vibraphone de Mike Mainieri, après que l’on ait retrouvé comme dans l’intro le sax de Rick Margitza venu chanter la mélodie guillerette de Sweet, en réponse au piano, qui balance de manière très cool sous les balais de Léo, avec toujours cette nonchalance charmeuse, à l’image de ce disque particulièrement séduisant.

 

ENRICO PIERANUNZI «Fauréver» (A tribute to Gabriel Fauré)  (Bonsaï Music/ Idol / L’Autre Distribution)

Autre géant du piano de la même génération (il a soixante quinze ans aujourd’hui) apparu au mitan des seventies, le Romain Enrico Pieranunzi qui a déjà égrené une soixantaine d’albums n’en finit plus d’être toujours autant créatif et, même si l’on avoue avoir quelque peu décroché depuis plusieurs années de cette abondante discographie, on ne passera pas à côté de ce dernier opus, également chez Bonsaï Music, qui lui ne paraîtra que le 24 mai prochain.

Fort de sa double culture classique et jazz, la figure italienne du piano qui n’a jamais caché l’influence notoire de Debussy dans sa musique, revient cette fois avec un hommage jazzy à Gabriel Fauré (disparu il y a cent ans), d’où le titre très bien vu de ce disque en trio avec les pointures hexagonales Dédé Ceccarelli à la batterie et Diego Imbert à la contrebasse, où sont également invités en feat. pour quelques titres la chanteuse Simona Severini et le grand clarinettiste Gabriele Mirabassi. Pour ce troisième album avec eux sur ce même label, Pieranunzi s’est attaché à relire une grande partie de la musique pour piano de Fauré, mettant en lumière la force mélodique et harmonique du maître. Et par effet de germination sont ainsi nées d’autres musiques parfois seulement en changeant le tempo des thèmes.

Cette élégance classique dérivant vers le jazz saute à l’oreille dès l’intro sur les six minutes de Romance pour un roman, le piano se faisant plus swing sur le groove imposé par Diego. Un groove qui prend des couleurs plus latino-caribéennes sur le joyeux et léger Bonjour Dolly! où le pianiste déploie sa superbe agilité. D’après Chanson d’Amour, J’aime tes Yeux est porté en français par la voix énamourée et presque enfantine de Simona Severini, une italianité complice que l’on retrouve avec la clarinette fugueuse de Gabriele Mirabassi sur la jolie mélodie enlevée avec maestria du bien nommé Autour de la Sicilienne.

D’une beauté exquise, on adore le mélancolique Prélude pour une berceuse où le piano sonne autant par ses graves que ses aigus sur le balayage en sourdine de Dédé, jusqu’à la pâmoison finale. Evanescente et un brin canaille, Simona revient nous charmer sur le très mélodique Les Fleurs de Mai et son swing guilleret, flûté par la clarinette. Un morceau qui prend du nerf par sa rythmique soutenue et un piano qui s’affirme en chorus, à savourer comme un délicieux bonbon pétillant.

D’après sa fameuse Pavane, thème «tubesque» du compositeur, Valse pour une Pavane reflète à merveille toute l’élégance de Fauré. Une finesse du sentiment tout aussi bien restituée dans cette recomposition où la contrebasse donne le ton et où le piano vient valser sur la piste tracée.

Tiré de Pièces Brèves (Capriccio), l’alerte Caprice in Blue s’il tarde à se faire bluesy, n’en est pas moins encore un petit bijou mariant dans une épure naturelle classique et jazz, et l’association du clavier au cuivre n’est pas sans me rappeler celle de Fred Nardin avec Stefano Di Battista dans leur Morricone Stories, d’ailleurs avec le même Dédé aux drums!

On se laisse envoûter encore tel dans un rêve par la voix alanguie et sensuelle de Simona sur La Nuit, la Nuit, justement composé d’après Un Rêve, autre «tube» de Fauré, avant que l’explicite Funkarolle détourne on l’aura compris la fameuse Barcarolle qui n’aura sans doute jamais autant groové (!) et où vient déraper la clarinette. Voilà que ça balance sec, pour une clôture des plus joyeuses à ce disque en tout point enchanteur.

 

MONTY ALEXANDER «D-Day» (Peewee! / V.O Music)

Alors que l’on célébrera le six juin prochain les quatre-vingts ans du Débarquement en Normandie, ce fameux D-Day, on fêtera également ceux du pianiste de légende Monty Alexander, né ce même jour historique de 1944 et dont le prénom donné est d’ailleurs un hommage direct au général libérateur Montgomery (dit Monty). D’origine jamaïcaine, ce «jazz giant» arrivé aux USA à dix-sept ans avant de se faire remarquer par Sinatra, aura accompagné les principaux inventeurs du be-bop (Milt Jackson, Gillespie, Griffin, Golson…) avant d’imposer sa propre musique qui combine les rythmes de sa patrie caribéenne avec les harmonies nord-américaines.

Après plus de soixante ans de carrière et une abondante discographie, celui qui a trouvé en Europe une terre d’accueil pour asseoir sa stature internationale, a souhaité avec le label Peewee! marquer l’événement de ce double anniversaire avec cet album enregistré au Studio Sextan entouré de sa jeune et brillante rythmique avec Jason Brown à la batterie et Luke Sellick à la contrebasse. Paru fin mars, «D-Day» contient à la fois des compos iconiques écrites dans la période de guerre, comme I’ll never smile again de Sinatra qui ouvre le disque après quelques mots en voix off sur le conflit, ou au coeur de l’album la reprise du célèbre Smile que Chaplin écrivit en 1936 pour son film Les Temps Modernes.

Mais toutes les nouvelles compositions apportées ici par Monty Alexander sont évidemment inspirées par le conflit et son extraordinaire dénouement, explorant les sentiments laissés par ce moment unique et évoquant tour à tour l’héroïsme des combattants et leur sens du sacrifice, l’espoir d’un nouveau départ, la confiance retrouvée…dans une démarche où le pianiste qui joue spontanément à l’oreille se fait plus introspectif que jamais.

Ce qui n’empêche en rien le swing, comme sur le très enlevé Agression, assez free avant d’amener plus de mélodie sur ce titre au drumming intense qui multiplie les tempos complexes et qui pourtant reflète une belle fluidité et beaucoup d’unité dans le trio, ou encore sur des morceaux comme l’explicite V-E Swing ou You can See. Les plages sont souvent assez longues (plus de six minutes), mais on adore la succession de pépites avec Oh Why où après une longue intro de piano la contrebasse instaure un groove cool, puis Restoration, toujours avec ce tempo de basse bien timbrée et où le piano chantant me rappelle énormément un Joe Sample (Crusaders), mais encore l’excellent River of Peace avec sa sublime intro où le piano virevolte dans une légèreté aérienne sur une belle ligne de basse. Une élégante ballade où le tempo va balancer crescendo avant de revenir à une grande douceur pour son final. On aime aussi beaucoup D-Day Voices avec au loin un clocher sonnant la délivrance, son talk-over et son tempo qui se rapprochent des formes plus actuelles de l’électro-jazz et du hip-hop, même si le swing est toujours de rigueur, avant de conclure sur Day-0 enregistré en live à Paris.
Celebrate !

 

GIORGI MIKADZE Trio «Face to Face» (Peewee! / Socadisc)

En saluant en novembre dernier dans ces colonnes (voir ici) l’album «Letter to a Friend» du  jeune batteur Raphaël Pannier et son quartet, on découvrait le pianiste géorgien Giorgi Mikadze, trentenaire virtuose formé dans la tradition de l’école russe, lauréat précoce de prestigieux prix internationaux, et promis à un grand avenir de concertiste classique s’il n’avait choisi d’élargir son univers à d’autres esthétiques. Compositeur prolixe installé à New-York, celui qui depuis trois ans est professeur à la mythique Berklee School of Music de Boston a en effet une attirance particulière pour les musiques improvisées et le jazz, domaine qui l’a amené à travailler avec de grandes figures comme Jack Dejohnette, Roy Hargrove, Dave Liebman, Lee Ritenour ou Meshell Ndegeocello. Avec ce «Face to Face» enregistré pour le label français « Peewee! » et déjà dans les bacs depuis ce début d’année,  le pianiste se confronte pour la toute première fois à la formule standard du trio, cette fois en leader, où il retrouve ses précédents partenaires français Raphaël Pannier à la batterie et le contrebassiste lui aussi installé dans la Big Apple, François Moutin.

Avec ses brillants acolytes, Mikadze investit un terrain d’exploration inspiré par sa Géorgie natale, dans un répertoire de mélodies populaires emblématiques, souvenirs vibrants de son enfance. Une façon de rendre hommage à divers compatriotes compositeurs par une vision audacieuse, à l’instar de ses homologues venus aussi des pays de l’Est (de Tigran Hamasyan à Shaï Maestro en passant par Shahin Novrasli), tout en intégrant des références claires aux géants du jazz américain. Affolement des phrasés, accès lyrique assumé, digressions modales, interplay magnétique, ce power trio déroule sa poésie lumineuse où mélancolie et jubilation coexistent  dans une grande recherche harmonique et mélodique.

Dès l’intro avec sa compo Satchidao, on sait que l’on a ici affaire à du jazz enlevé et très contemporain. Les plages sont souvent longues comme ce Dolls are Laughing qui dépasse les huit minutes, permettant au piano un long développement, prenant du nerf avec un François Moutin qui fait particulièrement résonner les cordes de sa contrebasse. Le drumming de Pannier contribue à cet aspect parfois frénétique comme sur Same Garden qui nous fait passer par différentes ambiances et changements rythmiques, du cool au speed comme c’est aussi le cas sur A Magic Egg. On aime particulièrement le lyrisme dégagé par le thème de The moon over Mtatsminda et sa longue mélodie mélancolique, à la fois cool et profonde comme encore sur To Nodar ou sur l’élégant et doucereux Wind takes it anyway qui clôt cet album inspiré, assez pointu et donc exigeant.

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