Sélection CD spéciale Piano (2/2) – Mai 2024

Sélection CD spéciale Piano  (2/2) – Mai 2024

Les belles découvertes

 Encore une belle moisson très éclectique pour ce second volet dévolu aux pianistes qui ont assurément l’élégance comme point commun. Originalité singulière du franco-iranien Arshid Azarine qui réussit à combiner le jazz persan à son expertise en imagerie cardio-vasculaire (!), virtuosité touchante du parisien Harold Charre dans un long solo en forme de parcours intime et spirituel, groove nu-soul irrésistible du trio de Kevin Larriveau sublimé par la voix magistrale de Jessy-Elsa Palma, introspection flamboyante chez le désormais québécois Simon Denizart dont le jazz inspiré se pare d’atours pop symphonique… Autant de maîtres du clavier à découvrir pour ceux qui ne les connaîtraient pas encore.

 

ARSHID AZARINE «Vorticity» (Ohrwurm Records / Dom Distribution)

Avec son quatrième album, le pianiste franco-iranien Arshid Azarine signe un disque imprégné de ses deux passions inséparables, à la fois le renouveau du jazz persan et….la recherche en imagerie cardio-vasculaire, ce qui peut paraître moins étonnant quand on sait que ce brillant musicien est par ailleurs médecin radiologue de renommée internationale. D’où l’aspect très singulier de cette oeuvre de création déroulée en neuf titres et proposant une convergence inattendue de ces deux faces d’une même pièce, entre pulsations cardiaques et engagements intimes.

En ouverture sur une note de piano très grave et alarmante, 75.2 bpm est dédié aux derniers battements de cœur des victimes du vol PS-752 parmi lesquels Rira, un jeune pianiste prometteur. Un titre assez contemplatif porté par la basse prégnante de l’excellent Hervé de Ratuld, où la pulsation entendue est le bruit d’un scope. Sur le titre éponyme Vorticity qui suit pour plus de six minutes, on reconnaît la patte du pianiste par la fluidité de la mélodie posée sur des rythmes complexes impairs, ici en 9/8, avec un travail original du percussionniste Habib Meftah. Un titre en miroir avec sans doute la meilleure pépite de l’album, Helix of Life et son excellent groove en matière d’electro-jazz, donnant envie de monter les potards pour vibrer au son de la ligne de basse. Sur ces deux titres, l’actrice Golshifteh Faharani prête sa voix captivante aux poèmes déclamés, nous expliquant que dans tout chaos se forme un vortex d’amour, d’où s’érigent des tourbillons de vie. Sans entrer dans la complexité de la mécanique des fluides, on peut faire en effet l’analogie avec le terrifiant chaos du monde actuel et la pulsation de vie qui émerge malgré toutes les turbulences. On retrouve cette voix sensuelle sur le magnifique Zomorod (émeraude) avec un poème de Rumi sur ce piano solo plus bluesy, une ballade mélancolique et sentimentale avec une belle mélodie à la force classique.

Une élégance appliquée à la fable Erevan,Tabriz,Tehran qui relie ces trois capitales et écrite par Arshid lors d’un périple de deux semaines au retour du mariage de son ami Tigran Hamasyan. Le groove est plus latin,avec toujours cette forte présence de basse et la résonance des toms sur lesquels la frappe est vivace.

Bien dans l’esprit d’un jazz contemporain (EST, Foehn…), Baharoun charme par sa touche de couleurs persanes, avec encore de belles harmoniques de  basse dont le son rappelle Stanley Clarke. Un titre lié à Abann qui suit, morceau plus enfantin dédié à son fils, et qui parle lui aussi de renouveau dans une tournerie envoûtante au tempo des percussions, où l’on entend au final quelques vocaux lointains de la chanteuse Bahar Azadi, épouse du pianiste, apportant un certain lyrisme.

Après le plus court Song to Jina, inspiré d’une berceuse kurde, et qui rend hommage à cette victime tragique devenue le symbole du mouvement «Femme,Vie, Liberté», plus grave et solennel, ce superbe album s’achève officiellement par l’explicite One for Unicity, plage de sept minutes croisant le son parfait du piano au delay aérien de la basse, sur un drumming qui groove, un electro-jazz où les trois instrumentistes sont en parfaite symbiose. Mais c’est en réalité une fausse fin car un dixième titre caché Hameh Miporsand surgit, avec la voix en talk-over de Moki Azarine sur cette très longue plage de plus de treize minutes (!) qui a toute la force d’une prière incantatoire. Une dernière touche de profondeur dont est empreint cet album, tout en étant très réjouissant.

 

 

HAROLD CHARRE «Voyage vers la consolation» ( Acel / Inouïe Distribution)

Découvert lors du dernier Rhino Jazz(s) par un solo d’anthologie qui a sidéré l’auditoire et qui restera parmi les moments les plus marquants d’un festival qui en a pourtant vu d’autres, le discret Harold Charre est un vrai phénomène révélant, dès lors qu’il s’installe devant son piano, un improvisateur génial totalement habité. Une forme de transe intérieure pour une musicalité à fleur de peau chez cet artiste complet qui, outre la musique, est aussi vidéaste, peintre, dessinateur. De formation classique, sa sensibilité jazz oriente ses compositions vers un blues très onirique et lunaire et ce déjà huitième album qui vient de paraître en est la quintessente expression.

La thématique de ce dernier opus lui est venue par l’émotion provoquée par la vision d’un film de Sidney Lumet (Daniel,1983) qui interroge le désarroi des personnes inconsolables, et dont les images sont accompagnées par des negro-spirituals chantés par Paul Robeson. Ce «Voyage vers la consolation» entend explorer cette thématique en neuf titres sur plus de soixante-dix minutes (durée devenue rare quel que soit le style, a fortiori en piano solo), mêlant thèmes originaux et quelques traditionnels revisités. Dans les deux cas, une patte bluesy s’impose dans le jeu du pianiste et ce dès l’ouverture avec Une ville est tombée d’une falaise, un fond que l’on retrouve plus nettement pour Les ruines sont éternelles, ou encore dans le très touchant titre éponyme, ce Voyage vers la consolation qui a toute  la profondeur du blue-gospel. Parmi ces compositions, on aime particulièrement le superbe Le réveil et la brume, titre poétique et au romantisme plus contemplatif,sans jamais que le délicat virtuose ne sombre dans un pathos alourdi.

On retrouve pareillement ce toucher bluesy dans les revisites de morceaux traditionnels comme Une Prière d’après Rimski-Korsakov (l’un des plus grands musiciens russes de la fin du XIXème avec Tchaïkovski), le Take my Hand emprunté à T.A Dorsey, œuvre sans doute la plus connue (notamment via Mahalia Jackson) de ce pianiste de blues de Chicago au début du XXème siècle et considéré comme le père du gospel. Gospel à la base du «tube» Just a closer walk with thee repris en fin d’album, traditionnel joué lors des fameuses jazz funerals de la Nouvelle-Orléans et qui compte plus de cent versions à ce jour. Quant à Jour de colère tiré d’un chant grégorien et développé sur plus de neuf minutes, il se traduit certes par une certaine fermeté dans le jeu, sans pour autant basculer dans la véhémence. On peut y entendre -et c’est la seule fois- quelques ahanements du pianiste, qui traduisent l’engagement toujours très physique d’un musicien bouillonnant, sincère et investi, qui se donne totalement. Un voyage sensoriel d’une rare intensité, à l’image d’un performeur hors-norme.

 

KLT & JESSY ELSA PALMA «Beauty of Change» (CDZ/ Junzi /Jazz Family)

Si cet album aurait eu évidemment toute sa place dans ma précédente chronique d’avril «world/groove/électro/ hybrid jazz» déjà bien fournie, il n’est sorti que ce 17 mai et se retrouve donc dans cette sélection de coups de cœur spéciale piano, Kevin Larriveau à l’origine de cet alléchant projet étant pianiste-claviériste. Après que notre ami par ailleurs membre de Polylogue from Sila (dont je suis un adepte inconditionnel) a eu la gentillesse de me faire écouter quelques maquettes au fil de son élaboration, me voilà aujourd’hui très impressionné par la mouture définitive de cet album qui devrait assurément figurer parmi mon best-of de l’année. Un disque où le trio formé avec Théo Schirru (batterie, percussions, mais aussi Fender Rhodes et chœurs) et Gabriel Gorr (contrebasse et chœurs) s’adjoint la voix de la jeune chanteuse française d’origine camerounaise Jessy Elsa Palma, bercée par le gospel et puisant dans ses racines afro pour façonner une soul très actuelle. Mais pas que, puisque de nombreux artistes, amis des quatre coins de la planète sont invité(e)s au gré des titres, notamment pour des backing-vocals, des percussions, ainsi que le quatuor à cordes Interestring Quartet sur le Special Guest d’intro. Un slow de pop-sympho au son parfait et où d’emblée la voix magnifique et de plus en plus déchirante de Jessy resplendit.

Belle entrée en matière pour cet album cosmopolite enregistré en condition live à Udine (Italie) pour mieux en garder la profondeur émotionnelle et l’énergie de l’instant, mais qui a voyagé de Paris à New-York puis de La Réunion à Taïwan pour y inclure les participations des invités.

Suit deux des titres peut-être les plus accrocheurs parmi ce continuum de pépites, d’abord Theresa, un petit bijou de sensualité nu-soul qui imprime vite entre le groove de basse et le drumming alerte et précis, puis surtout le sublime I Surrender, une tuerie qui a tout d’un hit par sa superbe mélodie et l’hyper sensualité de la chanteuse, non sans rappeler justement Polylogue avec Laurène Pierre-Magnani. L’envolée finale de la voix sur le piano de Kevin nous dresse les poils en l’air, avant un break festif et latino inattendu mais du meilleur effet, puis de revenir au refrain avec toujours ces folles vocalises où l’on ressent l’engament total et profond de Jessy. On retrouve ce côté plus latino et festif sur l’entraînant voire obsédant Life is a long Road chanté en français, titre frais et léger cuivré par le chorus de trompette posé par Daphnis Moglia. Parmi de nombreuses voix invitées à faire les chœurs sur Locked in Paradise, celle de la chanteuse montre encore son plein investissement pour ce morceau à la dynamique ascensionnelle, entre jazz étincelant à l’unisson, nu-soul et électro.

Et que dire encore des trois derniers titres, à commencer par I Belong to You où le chant lead est assuré par Key en feat. pour un magnifique duo avec la cristalline Jessy, un bijou de slow au tempo alangui et empreint de gospel, puis Far Away, encore une tuerie de nu-soul quelque part entre Erika Badu et Janet Jackson, avant de développer un swing jazzy  croisant piano syncopé, gros tricot de contrebasse et solo de batterie. L’album s’achevant sur la reprise de Locked in Paradis mais dans un remix de Janols nettement electro-house avec un chant qui lorgne plus vers le hip-hop et le rap. Court et efficace, nickel pour le dance-floor, et finissant d’emmener cet opus indispensable au firmament.

 

SIMON DENIZART «Piece of Mind» (Justin Time Records / Factor)

Voilà encore une bien jolie découverte en la personne du pianiste Simon Denizart, musicien originaire de Créteil qui s’est exilé en 2011 à Montréal  pour entamer une probante carrière québécoise jalonnée de divers prix (notamment celui de la Révélation Jazz de Radio Canada en 2016) et plusieurs disques. Sensible à développer sans cesse de nouvelles sonorités, le très élégant pianiste qui pose sur la cover dans un décor baroque flamboyant, propose dans ce cinquième album publié fin mars un jeu mélodique et rythmique très solide, soutenu par les virtuoses Elli Miller Maboungou aux percussions et Michel Medrano à la batterie, avec le groove appuyé du bassiste Jonathan Arseneau qui, par sa palette d’effets, se mue parfois en guitare électrique. Pour la moitié des compos, la quadrette s’enrichit des cordes d’un trio féminin avec le violon de Geneviève Clermont, l’alto de Marie-Lise Ouellet, et le violoncelle de Stéphanie Collerette.

«Piece of Mind est une oeuvre orchestrale en huit tableaux dont le but est de transporter l’auditeur dans un puissant voyage introspectif. Une oeuvre qui évoque une dualité entre la paix intérieure et une forme d’intimité émotionnelle. C’est une invitation à explorer son espace intérieur» explique ce compositeur très inspiré, qu’on peut croiser par ailleurs sur scène en tant que sideman auprès de Dominique Fils-Aimé, Fred Wesley ou encore la chanteuse berlinoise KidBeKid qui d’ailleurs vient poser sa voix sur l’excellent Blackout.

Dès le Music Box d’intro, on plonge dans le tourbillon d’un piano sur un rythme proche du jazz-rock, avec une basse et des percussions très prégnantes. Puis le déroulé se fait beaucoup plus pop-jazz avec l’envolée mélodique du clavier sur des percus à la touche latine. Une tournerie de piano aérienne sur le titre éponyme Piece of Mind, pop symphonique par le lyrisme des cordes aux mouvements vifs et formant une pièce très élégante, au final plus bluesy par son tempo. Un groove rythmique haletant sur 9-4, jazz percussif où le solo de basse apposé sur les percussions semble croiser Stanley Clarke à un Ray Baretto.

Les cordes reviennent dans un long développement donner de la profondeur au pop-sympho Love on the Trail, emportant dans un tourbillon épique cette ballade au romantisme appuyé.

On parlait de KidBeKid, la voilà qui apporte une patte pop à Blackout, un jazz-funk du trio piano-basse-batterie où Simon s’échappe dans un superbe chorus. On aime aussi la belle énergie développée sur plus de six minutes pour In my Head avec sa magnifique intro, une pièce épique et majestueuse dans sa dramaturgie digne d’une B.O. imaginaire. Entre sa tournerie de piano, son drumming puissant et la présence des cordes, elle nous emporte d’un souffle intense jusqu’au bout. Un onirisme que l’on retrouve sur Speedball qui suit, avec un piano ouvert sur le grand large où s’acoquinent les cordes classiques à celles de la basse en solo, transformée en guitare saturée.

Piece of Mind, In my Head… on comprend la portée introspective de ces compositions qui reflètent en tout cas que l’espace intérieur du garçon est vaste et chic. Même si lui-même semble encore interroger ses propres mystères en clôture avec 35 years of Mistakes, son disque est suffisamment lumineux pour nous éclairer sur la classe du personnage.

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