Baptiste Bailly « La fascinante »

Baptiste Bailly « La fascinante »

Tout artiste, s’il est honnête et entier (c’est sans doute une évidence), forge son style. Il ne s’agit pas pour elle ou pour lui de produire une matière figée, dans la reproduction à l’identique, mais de creuser un sillon, qui avance, progresse, dans une recherche incessante. La sensibilité s’en trouve accrue, elle s’enrichit au contact des autres. Cela dessine une façon de faire, bien à soi. Chacun, chacune trouve sa patte. En ce qui concerne la musique, si notre oreille est aiguisée, il est toujours amusant à la première écoute et à l’aveugle de se dire à qui on a à faire.

Il en est ainsi de Baptiste Bailly. Au fil des projets, des disques et des concerts, il surprend, se renouvelle, tout en ayant une signature unique, singulière, reconnaissable à l’intensité de ses créations, à la vélocité et à la force poétique de son jeu qui l’habite, tout de nuances projetées.

Écouter un disque de Baptiste Bailly, c’est une invitation à pénétrer une maison. Derrière la porte, Ritournelle nous accueille, généreuse. Ici se déploie tout l’univers du pianiste et de l’ensemble incroyable qu’il a rassemblé avec lui. On est au cœur de l’Orient, de l’air à en faire pâlir de jalousie une médina. La mélodie est un appel, elle happe par sa beauté. J’ai longtemps pensé, sans avoir pris le temps de savoir qui jouait avec lui, qu’il y avait un batteur augmenté. Le rythme dans ce disque est un feu permanent, changeant, subtil, contaminant. À bien regarder la pochette, sobre et belle, j’ai constaté que le travail rythmique est le fruit d’une collaboration plus que réussie entre le batteur Bodek Janke et le percussionniste David Gadea. Entente parfaite entre les deux, qui vient tout au long du CD magnifier la musique du leader, qui ne se prive pas, déjà sur ce premier morceau, de porter son solo à un haut niveau d’incandescence. Tout est à sa place, le contrebassiste Etienne Renard assure grave. Cette générosité est sans relâche (énergie constante, sens aigu de l’harmonisation et de la mise en scène sonore).

Avec la fascinante, c’est une brise qui s’échappe de la porte restée entrouverte, et qui va, mélodie enveloppante, s’agripper au paysage, caresser les arbres, se répandre dans les moindres recoins des sommets, des vallées et des prairies. Je me trouvais à la première écoute au nord de la Corse et j’ai vu (vous pouvez ne pas me croire) cette mélodie courir partout, ensorcelant le maquis, gravissant les rochers, avaler le décor. Le piano cascadait, tendre, entre classique et jazz, la batterie et les petites percussions lui emboitaient le pas, véritable partie de cache-cache dans les genêts et les immortelles. Et soudain une clairière. Sans doute sommes-nous montés à Olmi Capella, où Renucci fait son théâtre, ou encore dans les ruelles de Lama, en attente de cinéma. La contrebasse joue sous les étoiles. Elle avance, en marche assurée, le piano, lui, prend son envol. De la haute couture.

La brise se transforme maintenant en vent grossissant, soulevant des pans de mémoire. Ce Dis, c’est encore loin la mer ? a un goût de nostalgie et de réalisme. Oh qu’il est bon de se retrouver au cœur de l’orchestre et de se laisser bercer, dans une agitation chaloupée, par la contrebasse qui ramène un peu de joie et de chagrin, cette joie tragique que le piano malaxe et que la rythmique porte. Surtout, ne pas tomber, toujours avancer. La mélodie aidera à passer le cap. À fredonner pour l’éternité.

Cours toujours et nous prenons la mer. Embarquons, direction la Turquie, ou quelque part, dans les parages. Toujours plus à l’est. Un blues truc, ornementations, arabesques et gamme blues. Quelle fraîcheur ! L’air du large, c’est constamment humide, dit le poète. La barque tangue et affronte le gros temps. Le piano est prêt, il lance ses premiers SOS, feutrés (Quel son, incomparable son !) Il devient furie, ça me rappelle les meilleurs moments de Michel Camilo.

Vient la sérénité d’après tempête. Atherfield, encore une mélodie entêtante. De celles qui vous font perdre le nord et rejoindre le sud, plus prometteur, exil à l’envers. Ritournelle traditionnelle, obsédante, sur un rythme, un bourdon de vielle à roue, joué par Efrén Lopez. Morceau transfiguré. Ah, le chant des baleines qui te prend à la gorge pour finir, dans des harmoniques de contrebasse.

Aqua Donde vas ? C’est le retour à soi, sur une mer d’huile. Ballade à profusion, touché délicat du piano, cliquetis des percussions, balais chatoyants. La contrebasse fait le point. Qui sommes-nous ? D’où partons-nous ? Où allons-nous ? Encore une fois déchirant. La barque s’enfonce définitivement dans la brume, sur cette fin hypnotique, à la beauté décuplée. (Est-ce cela, finalement, toucher à la maturité, larguer les amarres et s’éloigner des maîtres qui nous ont influencé, les E.S.T. ou autres Avishaï Cohen)

Vie de grenier vient accoster les terres andalouses. Encore un morceau d’orfèvrerie, où se déploie la guitare (sans frette, rappelant l’oud) d’Efrén Lopez. J’entends des mélodies à 360 degrés, partout, à tous les coins, en trois dimensions, dans un ordre à la fois rassemblé et épars, un spectacle avec lequel tu ne sais plus où porter le regard.

Räv où l’occasion d’entendre le chant profond de la contrebasse, qui ouvre sur Street games, qui annonce déjà les escales, dans des lieux où la fête bat son plein. Ça a le goût du blues, de la funk, de la techno. Ce groupe, c’est aussi un orchestre qui pulse et vous met les guiboles et la tête à l’envers. Magnifiques solos de la contrebasse et de la batterie. Les deux virevoltent, le piano soutient. Du grand art.

Avec les rêves d’Enora, on referme doucement la porte. On s’est décalé, forcément. On a fait quelques petits pas vers l’ailleurs. La petite musique de nuit nous permet de nous retrouver, différent, mais toujours le même, plus riche de toutes ces expériences vécues. Musique là encore savamment déployée par un jeu entre proche et lointain, travail de sculpture sonore sur un leitmotiv de piano.

On referme le disque comme on referme un livre, les yeux humides, fragile et décidément plus fort.

Avec Baptiste Bailly, je vais d’étonnement en surprise, de bonheur en volupté. Quel que soit le projet, que ce soit en solo, en duo, en trio ou ici en quintet, il excelle à proposer des choses à la fois nourries de son univers et de sa sensibilité et également des tentatives d’aller vers les autres et leurs différences. Avec le guitariste Gwen Cahue, cela produisait des joutes endiablées, des croisements jouissifs, ici la musique atteint une beauté et une sérénité qui nouent la gorge. Un régal pour les oreilles. Difficile de passer à côté. Ce groupe, c’est une perle. Incontournable.

Mélomanes, ne ratez pas leur passage en concert, et programmatrices et programmateurs, faites-vous/nous plaisir.

Sortie de l’album la fascinante le 13 septembre 2024

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