Sélection CD septembre 2024 – les repérages de l’été (3/3)

Sélection CD septembre 2024 – les repérages de l’été (3/3)

Le teint cuivré d’une fin d’été

Avant de vous livrer dans un mois (trois semaines de RhinoJazz(s) Festival oblige…) mes déjà nombreux coups de cœur de l’automne, voilà une clôture de sélections estivales qui fait la part belle à de grands souffleurs, avec des saxophonistes comme Stefano Di Battista, Léon Phal ou encore Christophe Panzani qui est aussi clarinettiste et flûtiste, auxquels on ajoute l’anglo-ghanéen K.O.G. dont le nouvel opus gorgé d’afrobeat et de high-life fait également rutiler les cuivres. Hâlez-y !

 Stefano Di Battista «La Dolce Vita» (Warner Music)

Encore tout ébloui par son précédent «Morricone Stories» et le live merveilleux présenté l’an dernier au RhinoJazz(s) Festival, on retrouve déjà le sympathique et facétieux saxophoniste romano-parisien Stefano Di Battista et sa dream team –Fred Nardin au piano, Daniele Sorrentino aux basses, Dédé Ceccarelli à la batterie- étoffée d’une cinquième pointure avec Matteo Cutello à la trompette, pour ce nouvel album chez Warner paru en mai dernier.

L’inoubliable compo de Nino Rota ne pouvait mieux prêter son titre à ce répertoire qui en compte douze et qui nous transporte dans une période unique et mythique dans l’histoire de l’Italie, celle d’un monde de cinéma fantasmé mais plus largement d’un style de vie inimitable. S’il continue de résonner partout au fil des dernières décennies, Stefano a cependant voulu célébrer cet héritage culturel et toute la splendeur de ces musiques d’avant-hier, en les transfigurant avec son super groupe. «Travailler sur ces titres m’a projeté dans un univers merveilleux, avec une immense diversité de paysages et d’émotions qui donne l’espace nécessaire pour improviser, inventer, créer des liens uniques» explique celui qui, s’il avoue que «revisiter le passé nous a rendu tout petits», entend le préserver, mais tout en insufflant un vent de fraîcheur qui le fera scintiller, espère-t-il, pour longtemps encore.

Et l’on peut dire que ça scintille dès l’intro toute explicite de La Vie est Belle, une vie qui swingue au gré d’un tempo d’enfer drivé par Dédé et Daniele, où déjà le sax s’embarque dans de folles envolées, comme le feront les réponses de la trompette avant que la main ne revienne à celles de Fred. Un piano qui fait résonner la légèreté d’un jazz tout en finesse sur la mélodie poignante de Con te partiro, hymne émouvant de bonheur et qui rend joyeux, où le sax onirique nous emmène loin. Dans l’esprit d’une B.O d’un polar des années 60 en noir et blanc, Tu vuo fa l’americano déroule son swing canaille et les chants dignes des comédies musicales façon West Side Story invitent à une danse endiablée où les cuivres, toujours dans un dialogue échevelé, s’époumonent et rutilent en étincelles. Le slow feutré et langoureux d’Armando Trovaioli (Roma nun fa la stupida stasera) tempère les ardeurs avec la douce mélodie chantée par le sax sur un piano suspendu. Et puis la voilà cette fameuse Dolce Vita de Rota, et son parfum d’avant-hier qui nous berce de son charme intemporel et éternel.

Parmi les pépites du répertoire choisi, on ne résiste pas à la version ultra carrée de Via con me de Paolo Conte, un must de jazz pétillant et explosif, comme un feu d’artifices de groove et de swing partagés, sur une rythmique qui va se faire plus latino tendance cubaine. Et toujours avec ce son magnifique du sax que l’on retrouve encore avec une intense présence sur la ballade de Bobby Solo, Una lacrima sul viso.

Autre slow sensuel et langoureux, Sentirsi solo (Piero Umiliani) fait chalouper les cuivres qui miaulent à fleur de peau et soulignent une tension là aussi très cinématographique. Bien sûr, on n’échappera pas à Volare dans une version nouvelle pleine d’épure et de tact, où Stefano fait chanter son instrument là où peu, voire aucun(e) vocaliste ou autre scatteur(euse) ne pourrait sans doute aller, avant que l’ensemble du quintet prenne du nerf sans pour autant en faire trop (jamais d’ailleurs ils ne forcent le trait).

En matière de standards par définition inoubliables, se succèdent encore La califfa du maître Morricone, belle promenade en compagnie du grand Fred Nardin, puis l’Amarcord toujours de Nino Rota, court comme une virgule mais où le swing et les changements de rythmes s’apparentent à une course folle. Avant de conclure avec un ultime monument, le Caruso de Lucio Dalla auquel se sont frottés toutes les plus grandes voix du monde.

De quoi célébrer effectivement toute la splendeur de cet héritage musical italien dont Stéfano Di Battista -si parfaitement entouré- est assurément l’un des meilleurs ambassadeurs. Ce disque en tout cas en est une à lui seul !

 

Léon Phal «No Pain, No Champagne» (Heavenly Sweetness / Sony Masterworks)

Après de régulières chroniques des disques comme des live du saxophoniste champenois Léon Phal et son brillant quintet dans ces colonnes, comme encore à propos de «Stress Killer» (voir ici) ou de leur concert cet été à Vienne en ouverture de Vulfpeck (voir ici), je vais éviter de me répéter et tenter de faire comme eux, plus court, puisque vient de paraître cet EP de seulement quatre titres pour quinze minutes de son. Une production qui inaugure une collaboration avec Sony Masterworks pour le jeune souffleur en pleine dynamique qui entend ici rendre hommage au patrimoine de sa région par un biais inattendu, puisque ce disque est le fruit de discussions passionnées avec le viticulteur Stéphane Regnault qui lui a demandé d’«illustrer» quatre de ses cuvées. Pour filer la métaphore viticole, il a comme lui agrégé des assemblages complexes, mais équilibrés, joué avec des modes traditionnels (du jazz), pour approcher les arômes et les robes, cherchant ses parfums à la fois cool et racés dans des variations insoupçonnées. Un exercice de style écrit de manière impulsive pour ce saxophoniste «pétillant» et aux sonorités veloutées, fer de lance d’un jazz futuriste effervescent, c’est le cas de le dire ! Et qui puise là dans une palette vintage pour en exhumer les groove. En y cherchant le gimmick qui va allumer l’oreille, et faire bifurquer le jazz vers la soul, le hip-hop, le funk et la house des dance-floors, confrontant une certaine tradition aux codes du rap et de l’electro actuels.

On démarre par Healthy Ground où la lourde basse de Rémi Bouyssière donne le tempo d’un groove balancé sous les baguettes d’Arthur Alard, où les cuivres – avec aux côtés de Léon la trompette de Zacharie Ksyk– (en)chantent le bonheur de cette promenade, qui va s’égarer dans les méandres plus vaporeux de l’électro où nous conduisent les synthés de Gauthier Toux et la reverb’ d’un sax sous effets. Dévoilé en live à Vienne sur l’antenne de Nova, suit le single Life in a Wind qui convoque en feat. et met en miroir deux voix parfaitement complémentaires ici, le flow nerveux du rap-hoper Oddisee et le lyrisme du soulman Wolfgang Valbrun dont on vient de saluer par ailleurs l’album (voir ici). Un titre où l’on retrouve bien tout ce qui fait la séduction instantanée du groupe, avec toujours cette belle et lumineuse clarté du sax en chorus, une rythmique impecc’ qui roule en overdrive, percutante juste comme il faut pour emmener le tout dans un espace festif et dansant. On apprécie également beaucoup One Step Further, ouvert par des nappes comme on les aime, et ce groove discret de basse face au jeu claquant des baguettes et au Rhodes, où l’on sent poindre la house qui vient, cet electro-groove avec de longs vertiges de synthés vintage qui mènent au dance-floor, bien dans le style d’Emile Londonien dont Léon est par ailleurs souvent le quatrième homme.

On adore enfin Shaped by Water dès l’ambiance de l’intro et le broken-beat d’Arthur, comme le thème très mélodique et sympa du piano solo sur cet electro-jazz du meilleur cru qui clôture déjà la galette. Un quart d’heure, c’est court oui, mais qu’est-ce que c’est bon !…

 

20Syl & Christophe Panzani «Sula Bassana» (On and On / Bigwax / Idol)

Autre saxophoniste inspiré, mais tenant aussi clarinette basse et flûte traversière, le multi-souffleur isérois Christophe Panzani est, lui aussi, un incontournable des scènes jazz et ses dérivés actuels comme le hip-hop. Menant une riche carrière ici comme aux Etats-Unis en sideman ou leader, il est le compositeur d’une dizaine d’albums et a été honoré d’une Victoire du Jazz en 2020. Pour ce dernier projet à l’aube de ses cinquante ans, il fait le lien entre ces deux univers en s’associant avec le producteur et DJ electro-hip-hop 20Syl qui depuis le début des nineties développe un style où coexistent textures acoustiques et machines. Il est notamment à l’origine des albums de Hocus Pocus (groupe avec lequel Christophe Panzani a joué), et s’est illustré au sein du collectif à succès C2C lauréat de quatre Victoires de la Musique.

Pour cet album de neuf titres sur trente minutes, les deux complices ont imaginé une sorte d’ode à la contemplation, un voyage immobile incarné symboliquement par le fou de Bassan joliment dessiné sur la pochette, un oiseau qui joue avec les éléments comme les deux musiciens survolent ici les styles et les paysages sonores. En compagnie de quelques invités de marque sur certains titres, comme la voix de Yaël Naïm qui sublime Dreams, beau mélange des genres avec une superbe clarinette basse, ou celle de La Chica qui apporte la dimension vibrante et colorée du latino à Nuevo Mundo, electro tendance down-tempo très actuel où le sax vaporeux et les effets vocaux synthétiques dessinent l’ambiance. Mais encore le piano sophistiqué et d’une grand profondeur harmonique d’Eric Legnini sur Playtime, le plus long de ces morceaux plutôt courts, lui aussi très atmosphérique avant de prendre le groove d’un electro-jazz trempé de hip-hop US.

Si le titre éponyme Sula Bassana mêlant flûte, sax, gros synthé basse et claviers tournoyants est, comme Heceta Head ce qu’on pourrait appeler de la musique à images (je ne sais pas pourquoi mais ça m’évoque un univers circassien), le reste des titres est un crescendo de pépites particulièrement séduisantes. On adore TWBH très accrocheur, avec sa voix répétitive et un Rhodes évanescent, où le sax pose un chorus enivrant sur ce groove décalé, puis le bien nommé Zef, slowly et planant sur un tempo là encore bancal avec un beau mariage entre les drums et la clarinette, et enfin le magnifique Heart Storm final, à la fois climatique et groovy, croisant superbe flûte, trompette éthérée et nappes de synthé. Belle ode à la contemplation, en effet !

 

K.O.G «Don’t take my Soul» (Heavenly Sweetness/ L’Autre Distribution)

Deux ans après nous avoir bien accrochés avec son premier album «Zone 6,AGEGE», K.O.G. (pour Kweku Of Ghana) que nous avons depuis entendu aussi en feat. sur diverses productions du label Heavenly Sweetness, sort aujourd’hui son second opus où celui qui s’est toujours caché sous diverses identités et de multiples masques tribaux se dévoile en s’exposant plus intimement. L’armure laisse passer la lumière pour éclaircir les ténèbres intérieures de ce chanteur ghanéen installé depuis toujours à Sheffield (UK) mais dont l’âme -qu’il ne veut pas qu’on lui prenne- est bien ancrée là-bas, en Afrique où il a toutes ses racines culturelles. Et, où il est retourné sous les encouragements de l’incontournable beatmaker maison Guts qui réalise cet album, pour puiser dans le high-life chaloupé et l’afrobeat guerrier -dont les cuivres d’ordinaires martiaux mutent ici en zébrures plus soulful- les bases de ce nouveau disque de fusion jazz-world exaltant où,on l’aura compris, les souffleurs sont très présents et ne dépareront pas dans cette sélection.

Après une longue intro profondément afro et tribale croisant voix et kora, le tubesque Don’t take my Soul éponyme fait groover voix, cuivres, guitare et percussions dans un afrobeat répétitif et prenant, menant la danse vers la transe et où la voix pourra rappeler quelque chose du Bob Marley engagé. Live for Today qui suit est d’ailleurs trempé de reggae-dub, un tempo marqué sur une ligne de basse où vient se glisser le flow du rap. Voix et chœurs émettent un bon feeling sur ce titre lui aussi puissamment cuivré et dansant. Ce feeling des voix, c’est encore le velours du spoken word de son compatriote Fameye invité sur Damiama, du rap-hop, mais toujours très afro sur des synthés electro-groove.

Après le plus long Cry your own, pur afrobeat aux tourneries envoûtantes avec sa basse frénétique, ses percussions incessantes et son Fender Rhodes nerveux où, comme sur Damiama le sax se lâche en solo, c’est une figure tutélaire de la musique ghanéenne qui est conviée avec Pat.Thomas sur Odo Sronko, high-life à la légèreté joyeuse bardé encore dès l’intro de belles voix, tandis que le groove file vers celui des îles caraïbes. Le temps d’un long interlude (Application) festif et endiablé dans l’esprit des fanfares, portant une danse speedée qui vous laissera sur les genoux, c’est encore à Marley et autres reggaemen que nous fait penser la résonance du chant et son enivrant pouvoir psychédélique dans Nowhere to Pass qui oscille entre afrobeat et reggae-dub.

Autres invités, Dizraeli vient rapper sur le down-tempo lourd de Noni Onako avant de laisser le micro à un autre compatriote de K.O.G., le chanteur Ogunskele pour nous entraîner dans la joyeuse farandole de Foriwah où l’on retrouve l’ambiance rythmique distillée plus près de nous par Pat Kalla & le Supermojo. Toujours cette fameuse touche Guts et l’esprit de famille Heavenly Sweetness, des références en matière de fun et de groove qui une fois encore frappent fort avec cet excellent album d’afro jazz-world.

 

 

 

 

 

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