French touches au cœur
L’année avait pourtant commencé plutôt tranquillement, avec un rythme de croisière dans les parutions assez « logique », jusqu’à l’été qui a réservé quelques beaux repérages. Mais, alors qu’on pensait revenir à une certaine normalité après un cru 2023 resté exceptionnel tant en quantité qu’en qualité (d’où la nécessité d’élargir le best-of de douze à vingt albums !), voilà que la rentrée automnale aura été subitement fastueuse, avec une avalanche de sorties vraiment remarquables. Des entrants qui ont chamboulé les premières esquisses de cette play-list idéale toujours aussi difficile à établir, puisque tous ceux qui n’y figureront pas ne m’ont pas moins réjoui.
Finalement, comme c’est désormais l’habitude depuis l’époque Covid-confinements, ce ne sont pas moins de cent-vingt nouveaux albums que j’ai eu plaisir à décortiquer pour vous en présenter la moitié, car soixante d’entre eux ont été retenus pour vous les dévoiler en détail dans ces chroniques. L’entonnoir se ressert aujourd’hui avec ces vingt disques définitifs où l’on célébrera plus que jamais des artistes de la scène française qui maillent tous nos territoires et au-delà, en saluant à la fois des hédonistes du groove, des instrumentistes hors-pair, et surtout -toujours- de grandes et grands mélodistes. Aux nombreux jeunes groupes qui sont le sang neuf du jazz hexagonal, s’ajoute – et c’est le cas depuis plusieurs années-, un bien joli panel de voix féminines dans toute leur diversité. En fonction des goûts de chacun, autant d’idées cadeaux à d’urgence glisser sous le sapin des mélomanes exigeants !
1- Julien Daïan « Suppose it is butter »
Aussi discret qu’il est brillant, le boss du label French Paradox Julien Daïan, saxophoniste et génial compositeur, signe à mon sens la claque de l’année avec ce condensé de huit pépites, cocktail détonnant d’influences jouissives – smoothy jazz, acid jazz, hip-hop des 90’s, funk, électro- et de collaborations inattendues, folle richesse d’ingrédients mitonnés par ce master chef +++.
De Daniel Auteuil passé au mixeur à la mélopée envoûtante de Winston McAnuff, tous deux secoués de free-jazz, de la tuerie d’un Caïman Barbu avec le rappeur Biship Chasten au sublimissime Lunar glow in the Lagoon final mêlant piano à la Joe Sample, skank reggae et chœurs brésiliens, on craque total ! (voir ici)
2- Sylvain Daniel « Slydee »
Autre figure hédoniste du groove, le bassiste Sylvain Daniel (que l’on retrouvera aussi dans le Tigre d’Eau Douce de Laurent Bardainne) est également à l’origine d’un cocktail jouissif allant de la great black music à l’électro, posant sa patte moderne au meilleur du vintage. De Gainsbarre à Prince auxquels il fait des clins d’œil appuyés, un album irrésistible où ses fidèles Arnaud Roulin (synthés) et Vincent Taeger (batterie) côtoient de brillants invités comme le trompettiste avant-gardiste Aymeric Avice ou le flow percutant du rappeur Benjamin Epps. Extra ! (voir ici)
3- KLT & Jesse Elsa Palma « Beauty of Change »
Avec son propre trio, le pianiste-claviériste Kevin Larriveau (A Polylogue From Sila) révèle ses talents de compositeur en s’adjoignant la voix magique de la chanteuse soul-gospel Jesse Elsa Palma, franco-camerounaise qui rayonne de sensualité sur ce merveilleux disque cosmopolite ayant aussi fait appel à divers feats de contributeurs pointus aux quatre coins de la planète. Un bijou de nu-soul teinté de groove électro-house et de swing jazzy, à découvrir absolument ! (voir ici)
4- Kaz Hawkins « Live in Brezoï- vol.1 »
On rêvait d’un album live pour immortaliser la ferveur de la diva nord-irlandaise en scène et retranscrire à la fois l’émotion de ses touchantes ballades comme la folle intensité de son blues-rock. Voilà que nous sommes exaucés au-delà de nos espérances avec ce vibrant opus enregistré au festival de Brezoï en Roumanie et qui en promet déjà un second. Tout à l’image du talent de la fabuleuse Kaz Hawkins, énorme. Une bombe ! (voir ici)
5- Mathias Duplessy & Violins of the World « The Road with You »
Plus je me laisse étourdir par la beauté de ce nouvel opus, après que son précédent Brothers of Strings ait déjà figuré en bonne place dans le Best-Of de 2020, plus je me dis que ce Road with You aurait très bien pu être en tête de ce palmarès forcément subjectif. Le guitariste Mathias Duplessy (classique, folk, flamenca) compositeur et génial manieur de cordes, y retrouve ses fameux Violins of the World et leurs incroyables vièles à archet, instruments traditionnels du monde entier. Un nouveau road-trip imaginaire entre Amérique profonde et parfums d’Asie, country-folk et orient, fascinant de maestria et on ne peut plus onirique dans la force suggestive de ses tourneboulantes mélodies. Absolument magnifique ! (voir ici)
6- Judith Owen « Swings Christmas »
Elle a fait une entrée fracassante dans mes coups de cœur de cette fin d’année, d’abord avec un double live, puis cet opportun Swings Christmas qui, s’il se distingue des habituels et par trop classiques disques de Noël, est tout bonnement l’un des meilleurs albums de jazz vocal du moment. Avec son éclatant J.O. Big Band comme avec ses redoutables Gentlemen Callers de la Nouvelle-Orleans, la panthère blanche a de quoi faire blèmir les tigresses blacks du rayon, que ce soit pour driver un swing endiablé ou nous faire fondre sur des ballades exquises de sensualité. Quatorze classiques, mais une seule Judith Owen ! La classe absolue (voir ici)
7- Terez Montcalm « Steps Out »
Quelle émotion en février dernier, de recevoir un nouvel opus de «la Terez», retournée sur ses terres québécoises pour célébrer, après un break studio de dix ans, les déjà trente années de carrière de la plus rauque’n’roll des folk-jazz women, avec sa signature vocale unique. Un disque comme un feu d’artifices de reprises souvent inattendues, orchestré par Régis Ceccarelli avec un casting premium où Terez Montcalm renoue avec la soul originelle qui la fait vibrer, mais rayonne aussi en pop-jazz, boogie blues bien rock, jusqu’à nous toucher avec beaucoup d’émotion sur des tubes de variété française. Un répertoire qui lui ressemble et qui rassemble tout ce que l’on aime chez elle. Irrésistible ! (voir ici)
8- Ben Sidran « Rainmaker »
Toujours aussi fringant, le légendaire pianiste Ben Sidran (Steve Miller Band, Boz Scaggs…) a fêté l’an dernier ses quatre-vingts ans en réunissant de très nombreux invités de marque pour ce dernier album qui se voulait bluesy, mais qui a élargi son spectre en chansons toujours ironiques et engagées. Bien sûr, avec son fameux parlé-chanté assez proche du jazz-rap actuel, où l’on retrouve cette séduisante nonchalance west-coast de l’époque Fagen-Steely Dan qu’on aime tant (le trompettiste Michaël Leonhart est d’ailleurs de la partie, comme par ailleurs son génial fils Léo Sidran). Respect Mister Ben ! (voir ici)
9- Lehmanns Brothers « Playground »
Habitués à chaque parution (déjà quatre EP) d’être encensés dans ces colonnes, nos jeunes et talentueux Angoumoisins ont marqué ce début d’année avec enfin leur premier LP, ce « Playground » fait à la maison pour plus de spontanéité et de fun, où ces grands enfants à la fantasmagorie pleinement ouverte croisent, avec un brio jamais démenti et toujours un très gros travail de mixage, soul-funk et hip-hop électro au gros son (notamment avec la guitare d’Alvin Amaïzo), et down-tempo scotchant et sensuel avec la voix du leader claviériste Julien Anglade. Une fois de plus, les Lehmanns Brothers font sauter la banque ! (voir ici)
10- Hugh Coltman « Good Grief »
Gentleman Hugh est venu sublimer la mélancolie automnale avec ce Good Grief cathartique, album où le charismatique crooner blue-jazz a exhorté la sienne après un passage à vide dû à moult événements déprimants survenus dans sa vie personnelle. Intimiste et crépusculaire malgré parfois ses élans rock, un condensé de pépites qui puisent au meilleur des folk-songs américaines des seventies époque Neil Young auquel on pense souvent et portées par ses fidèles complices (Raphaël Chassin, Mathis Pascaud, Laurent Vernerey), pointures auxquelles se joignent en invités le piano de Gaël Rakotondrabe et les sax de Christophe Panzani et Jeanne Michard. Brillant et captivant ! (voir ici)
11- Sarah Lenka « Isha »
Autre pépite automnale en matière de néo-folk mais là, trempé de sonorités maghrebo-andalouses avec notamment la mandole de Taofik Farah, ce nouvel opus composé avec le guitariste folk Laurent Guillet et dirigé par Raphaël Chassin (où l’on retrouve en invité Laurent Vernerey, Erik Truffaz et la flûtiste Naïssam Jalal), se pare lui aussi de nostalgie en faisant un pont entre héritage ancestral et présent. La délicate Sarah Lenka avec son grain unique et troublant évoque ici l’exil, le déracinement de femmes invisibilisées, dont certaines de ses propres ancêtres auxquelles elle rend hommage. Bouleversant ! (voir ici)
12- Chocho Cannelle « Yo te Cielo »
Une instrumentation (harpe électro, clarinette basse, Fender Rhodes, batterie) et une identité singulières pour des compos qui le sont tout autant, cet atypique quartet occitan déjà bien repéré et primé a été parmi les grosses révélations de cet automne. Atmosphérique, parfois mystique, d’obédience classique, mais brassant tous les courants du jazz le plus actuel, Chocho Cannelle fait de la haute couture avec un superbe son. Remarquable et très prometteur au regard de sa folle inspiration ! (voir ici)
13- Marion Rampal « Oizel »
Dans la lignée de « Tissé » (Victoire du Jazz en 2022), la tendre Marion Rampal use de la symbolique de l’oiseau libre et migrateur pour trousser une poésie où la conteuse joue avec les mots sans faire rimer nostalgie avec mélancolie. Des chansons ourlées de country-folk, bluegrass, swing tempéré et groove nonchalant, une broderie artisanale en forme de fine dentelle signée par les incontournables Matthis Pascaud et Raphaël Chassin (encore eux !) où l’on retrouve aussi Simon Tailleu et, parmi les invités, Gaël Rakotondrabe et Christophe Panzani (encore eux aussi !), ainsi que les voix de Laura Cahen ou Bertrand Belin. Poétique, hypnotique, caressant, un petit bijou de raffinement ! (voir ici)
14- Eric Seva & Michael Robinson « Frères de Songs »
Paru en février, mais découvert avec retard cet automne, ce « Frères de Songs » fait renouer le saxophoniste Eric Séva avec le suave vocaliste soul originaire de Chicago Michael Robinson, en compagnie du fidèle tromboniste Daniel Zimmermann, du claviériste Christophe Cavero, avec pour la première fois la batteuse Julie Saury. Un séduisant mix de jazz-funk, jazz-rock et jazz vocal d’où émanent deux caractéristiques principales qui nous sont si chères, pour ne pas dire fondamentales : du groove et du feeling. Comment résister ? (voir ici)
15- Laurent Bardainne & Tigre d’Eau Douce « Eden beach Club »
Comme une suite à son excellent « Hymne au Soleil » unanimement encensé l’an dernier, cet « Eden Beach Club », du saxophoniste au son chaleureux et aérien Laurent Bardainne, a irradié le printemps de ses rayons bienfaisants en nous embarquant avec son excellent Tigre d’Eau Douce (où l’on retrouve notamment Sylvain Daniel, Vincent Taeger et Arnaud Roulin et plusieurs invités au chant) vers les rivages imaginaires de ces onze « plages » qui portent bien leur nom. Entre électro-pop et groove ensoleillé, un répertoire édénique, joyeusement hédoniste, qui mène à la plénitude. Très réconfortant ! (voir ici)
16- Electro Deluxe « Next »
Ce septième album d’Électro Deluxe a été l’une des premières bombes de cette année, renouant avec les fondamentaux soul et funk du groupe auxquels il ajoute du R&B, du hip-hop et de l’électro, le tout masterisé par la patte experte du groover et designer sonore Alex Gopher. Plus artisanal et organique, ce répertoire emmené par le charismatique chanteur James Copley se pare en plus de feats premium en matière de cuivres, avec des figures comme Candy Dulfer, Nils Landgren ou Fred Wesley. Imparable ! (voir ici)
17- Giorgio Alessani (feat. Anne Sila) « The mess we leave behind »
On a une amicale tendresse pour le plus west-coast des crooners (quelque part entre Donald Fagen, Michael Franks et Gino Vannelli), le (beaucoup trop) discret et touchant Giorgio Alessani, italo-français qui, après nous avoir épaté avec un premier album symphonique fastueux, nous est revenu en début d’année avec cet opus plus intimiste. Où l’on retrouve ses fidèles compères Cédric Henriot aux claviers et Dédé Ceccarelli à la batterie, auxquels se joignent le saxophoniste M-Carlos et surtout la voix angélique d’Anne Sila qui partage avec Giorgio une très positive résilience après avoir connu comme lui des moments douloureux. Jazz bluesy et ballades délicates s’entremêlent dans ce répertoire de chansons que ces belles âmes conjointes nous livrent avec douceur et émotion. Un ravissement ! (voir ici)
18- Léon Phal « Stress Killer » Deluxe édition
Voilà encore l’un de ces groupes de frenchies qui a chacune de ses parutions nous épate, et ce n’est pas « Stress Killer » déjà dans le best-of 2023 ni le tout récent « No Pain no Champagne » où le quintet du saxophoniste champenois Léon Phal est à son acmé, qui nous contrediront. Résolument porté vers le dance floor à l’image de la scène londonienne mais avec une patte bien française, le répertoire du bouillonnant combo avec Gauthier Toux aux claviers, Arthur Allard à la batterie, le puissant Rémi Bouyssière à la basse, et l’alter ego de Léon, Zacharie Ksyk à la trompette aérienne, trouve toujours le gimmick pour faire déraper le jazz vers la soul, le hip-hop et surtout la house, confrontant les codes de l’électro et du rap aux traitements actuels du groove vintage. L’intérêt supplémentaire de cette réédition Deluxe est qu’elle compte quatre titres inédits en bonus, et ce n’est que de la bombe ! (voir ici)
19- Mr Mâlâ « Mr Mâlâ »
Dans le même genre de quintet avec de jeunes pointures frenchies, Mr Mâlâ se pose là, avec ses influences cosmopolites et sa décoction de funk, jazz-rock et musiques afros-caribéennes, tout en instillant des sons électroniques dans ce premier LP en forme de conte musical urbain. Parmi ces talentueux Storytellers, on craque particulièrement sur le son et le groove du jeune Swaéli Mbappé, bassiste de plus en plus en vue, sur les traces de son légendaire papa Etienne. Avec aussi son double rythmique Yoann Danier à la batterie, Nicholas Vella aux claviers, Robin Autunes au violon et Balthazar Naturel en multi-souffleur, voilà une redoutable équipe qui envoie, agrémentée de quelques voix. Ebouriffant ! (voir ici)
20- Lina « Fado Camoes»
Voilà encore pour finir une voix féminine qui nous aura beaucoup touché cette année, celle de la divine fadista portugaise Lina, avec ce bijou de néo-fado célébrant le grand poète lisboète du XVIe Luis Vaz de Camões à la réputation sulfureuse. Idée encore plus lumineuse en faisant appel au producteur britannique Justin Adams (Rachid Taha, Robert Plant, Brian Eno…) qui sait transcender ce genre de défi à mixer du pur traditionnel à des éléments très contemporains. Cela étincelle au fil de ce répertoire spectral, hypnotique et obsédant, par la présence au piano et synthés planants de John Buggot, claviériste de Massive Attack et Portishead. C’est fou comme la tristesse peut-être belle ! Sublime même. (voir ici)