
Le Grand Tabazù, vous connaissez ? Vous devriez. Assister à un de leurs concerts, c’est vivre une expérience essentielle de transe, de joie, un grand moment de musique arrangée, qui donne le tournis, une bombe à improvisation.
Le disque, « Bazaàr », qu’ils viennent de sortir (Je devrais dire ils et elle, car il y a une tromboniste) reflète assez fidèlement leur travail. Si vous ne les avez jamais entendus, vous vous posez certainement une première question : le Grand Tabazù, c’est quoi ? (Eh oui, toujours ce besoin de cataloguer et pour le groupe de s’identifier pour se présenter à son public et à ses employeurs). Une fanfare tumultueuse de proximité ? Un big band de jazz ? Un orchestre pédestre affranchi ? Un combo de musiques traditionnelles ? Une banda prête à nous faire danser, façon Papanosh ou petite Lucette ? C’est un peu tout cela et encore davantage.
A la première écoute du CD, vous faites face à une masse sonore. Le groupe est un grand corps, vibrant, ondulatoire, à l’énergie communicative. Les morceaux s’enchainent et vous propulsent à travers le monde, sur tous les continents, pour tous les folklores imaginaires. L’instrumentarium est étonnant. On croise volontiers un fifre répondant à un banjo, un saxophone débridé courant sur des tambours africains, un accordéon poétique faisant front à la bande. Jusqu’à des objets sonores non identifiés.
Ici, rien n’est fait petitement, on se percute, on s’ajuste, on dialogue, on fait un bout de chemin, on se sépare, on s’attire, on se repousse, on se tire la bourre, on s’éprend, on parade, on fulmine, on redescend, on chuchote, on se câline, on s’ébroue. Avec onze artistes, les coups musicaux viennent de partout, il se passe toujours quelque chose à droite, à gauche, au centre, chacun relançant par son style et ses traits la machine qui repart de plus belle. Pas de risque de s’ennuyer.
Le rythme est le fondement, la mélodie l’élégance, les arrangements le mordant, les improvisations les fulgurances. On dit parfois, voyant deux tourtereaux amoureux, qu’ils vont bien ensemble. Ceux-là ont bien fait de se réunir, croisant leur expérience et la multipliant (ils viennent de Mazalda, ou encore de la compagnie Impérial, pour ne citer que deux des groupes qu’ils ont créés). Toutes les ambiances sont convoquées, c’est drôle et cinématographique (Passeggiatta), on pense à Fellini ou à Sorrentino, c’est hyper moderne (Djomo DS) et idéal pour les danse floors, on se trouve projeté dans le désert (avec Inas Inas ou château Cheval), on dérape (avec Moon).
C’est à la fois délicat et exubérant. Et c’est très impressionnant quand on sait que c’est un projet acoustique. Beau challenge que d’avoir su en studio conserver la folie d’un concert, l’intrépidité des discours tous azimuts, l’aventure de cette modernité trad jazz, jazz trad, avec des morceaux dépassant bien souvent les cinq minutes, le temps de déployer des histoires singulières.
A l’écoute du disque, je ne peux m’empêcher de penser au philosophe Walter Benjamin pour qui l’utopie est à la source des traditions. Et qu’il faut sans arrêt retourner dans le passé, pour voir ce qui s’est cristallisé en conformisme pour mieux s’en échapper. Refaire le trajet. Recommencer sans cesse. Recréer du neuf, en imagination. En cela, et observant le travail de ces artistes depuis longtemps dans leur parcours de musiciens, je le rapproche de la trajectoire uzestienne, ce quelque chose ancré dans le local (une tradition, un folklore) qui déborde vers le global (branché sur la diversité et la pluralité, sur le monde entier). Il ne s’agit pas de faire du neuf avec du vieux, ce n’est pas du recyclage, c’est de l’utopie créatrice, qui engage, non seulement la musique, mais aussi la façon dont on la fait, dont on veut lui donner un sens. Sens critique, comme une musique de luttes, pour nous sortir de nos conformismes de pensée, nous sortir du terne, nous sortir de la société du spectacle, de la domination de l’Un, du consensuel, nous sortir de la fabrique de nos servitudes, pour nous proposer une musique diverse, tournée vers l’autre. Et tout cela joyeusement. Dans une grande farandole.
A regarder la silhouette des spectres audio, traduction numérique de chaque morceau que j’ai écouté, je vois douze silhouettes, comme les onze musiciens et musicienne plus un. Comme des déesses. Chacune très différente des autres. Et pourtant solidaires. Des déesses gardiennes de la diversité. Elles me font face. Comme un groupe qui fait face à son public. Elles répètent inlassablement : « On en finit pas de commencer ! ». Quel plus beau message, que porte le grand Tabazù. Un éternel Piccolo Dia.
- Stéphane Cézard :banjo
- Gérald Chevillon : saxophone basse
- Rose Dehors : trombone
- Sébastien Finck : percussions
- Simon Girard : trombone
- Antonin Leymarie : percussions
- Olivier Peysson : percussions
- Damien Sabatier : saxophone alto
- Baptiste Sarat : trompette
- Adrien Spirli : sousaphone
- Lucas Spirli : accordéon