A fond, là Keith…
C’est encore un très Beau Livre à placer sous le sapin des mélomanes que nous proposent les Editions du Layeur avec le nouvel ouvrage consacré par le musicologue Ludovic Florin à Keith Jarrett, deux ans après celui dévolu à Chick Coréa et en attendant un prochain qui concernera Herbie Hancock, soit les trois pianistes phare ayant accompagné Miles Davis dans les années 60-70. Un travail colossal, unique et remarquable, en forme de disco-biographie exhaustive d’un des derniers génies musicaux du siècle – bien que souvent raillé pour son comportement de diva insupportable et qui contribue aussi à sa légende- dont l’intégralité des enregistrements (plus de cent, tous genres confondus !) est ici recensée en détails et dans son contexte, toujours superbement illustrée par les pochettes. Impressionnant !
Qu’on en soit fan ou pas, Keith Jarrett est et restera l’un des grands génies musicaux des XXe et XXIe siècles et, pour la première fois, un ouvrage entend recenser de façon exhaustive l’intégralité de ses enregistrements, en leader ou comme sideman, aussi bien en jazz qu’en classique, baroque, néo-classique ou musique contemporaine. Plus de cent albums (!) que Ludovic Florin, musicologue et enseignant auteur d ‘importants ouvrages notamment sur d’éminentes figures du jazz (Carla Bley,Pat Metheny…) et qui nous avait déjà impressionné il y a deux ans avec celui dévolu à Chick Coréa (voir ici), passe en revue de détails. Après ce dernier qui venait de nous quitter, c’est toujours aux Editions du Layeur -maison spécialisée en très Beaux Livres sur les icônes de la musique- qu’il signe ce second volet d’un triptyque sur les trois éminents pianistes passés chez Miles Davis dans les années 1960-1970, puisqu’un prochain ouvrage est en préparation concernant cette fois Herbie Hancock.
Du lourd !
Si son Chick Coréa était déjà une somme en 260 pages, que dire de ce Keith Jarrett qui en compte près de 400, toujours au format carré et cartonné de 290 mm et qui affiche ses 2,5kg sur la balance! Fidèle aux principes qui régissent cette superbe collection, on y retrouve pour chacun des albums évoqués un soin particulier dans la mise en forme et l’illustration, avec toujours une photo de la pochette en pleine page, le line-up précis, et un texte explicatif mettant en perspective le contexte de chaque enregistrement, de sa génèse à sa réalisation. Soit quelque 127 chroniques à parcourir au gré de la carrière protéiforme et multi-directionnelle de Jarrett, que l’auteur a subdivisée en cinq grandes catégories thématiques comme autant de facettes du génie. D’abord les expériences fondatrices, puis ses groupes de jazz en trio puis quartet, ses fameux solos bien sûr (pas moins de vingt-trois albums dont dix-neuf live !), ses nombreuses incursions dans la musique écrite, et enfin ses diverses participations en tant que sideman.
De 1966 à 2016 et son dernier concert solo à Munich, un demi-siècle de vie consacrée à la musique pour ce garçon né en Pennsylvanie en 1945 et qui s’est mis devant un piano dès trois ans. Il fera son premier enregistrement studio à dix sept ans dans le big band du trompettiste Don Jacoby, avant un court passage chez les Jazz Messengers d’Art Blakey, puis rejoindra le saxophoniste Charles Lloyd.Mais c’est au tournant de 1970 qu’après plusieurs refus de sa part, il finit par accepter les sollicitations de Miles Davis qui voit chez ce pianiste prolixe du free jazz la personne qui lui faut pour être capable de créer une musique de l’instant, des impros libres qui deviendront des compos spontanées. Concession notoire du puriste du piano acoustique, il accepte à contre-coeur de passer ici à l’électrique qui révolutionne l’époque.
En parallèle, c’est dès 1967 que Jarrett lance ses mythiques Standards trios qui vont devenir La référence en matière de trio jazz avec piano, notamment avec le contrebassiste Charlie Haden et le batteur Paul Motian, puis dix ans plus tard avec Gary Peacock et Jack DeJohnette (trio qu’on a pu voir deux fois à Fourvière d’abord en 2005 sous un déluge puis revenu en 2006, et qui s’est arrêté en 2020 au décès de Peacock, Ndlr). Du trio il passera à ses non moins fameux quartets américains, notamment avec le sax supplémentaire de Dewey Redman. Mais c’est aussi l’époque où il entretient une profonde relation avec le producteur Manfred Eicher, patron du label ECM auquel il restera fidèle durant un demi-siècle, après être passé chez Atlantic puis Impulse!.
La sacralité intransigeante du solo
Un Manfred Eicher qui produira le premier opus solo de Keith Jarrett en 1972 avec «Facing You», mais si comme on l’a dit, il y en aura vingt-trois pour la plupart en live, c’est bien sûr le fameux «Köln Concert» de 1975 qui restera à jamais comme le plus emblématique, à la fois pour l’effet qu’il a fait à un auditoire en pleine contre-culture des seventies, mais simplement parce qu’il s’agit du disque de jazz et album solo le plus vendu dans toute l’histoire de la Musique !
Mais le chantre de l’impro en solo aura aussi inauguré un cérémonial inédit, le rituel d’un performer habité établissant des règles drastiques et des exigences délirantes vis à vis du piano, interdisant toute photo ou film, ne supportant pas le moindre murmure. Un comportement souvent déraisonnable chez cet ascète quasi exhibitionniste une fois en scène, et dont les frasques multiples dans les plus grands festivals ont aussi construit sa légende planétaire. Crises de nerfs insensées, parano et égotisme exacerbé, son arrogance fera dire aux agacés qu’il est plus capricieux qu’une diva. Dans son intégrité extrême, le pianiste à lunettes attend il est vrai un silence absolu du public, qui dégagerait une énergie qu’il capte et dont il a besoin en recherchant comme une seule respiration à l’unisson. Car contrairement à ses deux géants et géniaux homologues également étudiés par Ludovic Florin, Jarrett quand il joue n’est jamais là pour le divertissement (il dénonçait même la superficialité du jazz fusion…) mais cherche une pureté absolue qu’on appelle de l’art, dans son expression la plus élevée. Une sacralité totale qu’il trouvera justement dans la musique classique et baroque qu’il commence à aborder début 1984, à la fois comme compositeur mais surtout en tant qu’interprète, et dont il s’est voulu simplement fidèle serviteur. Une modestie qu’on lui connaissait moins dans le jazz…
«Keith Jarrett» de Ludovic Florin aux Editions du Layeur. 45 euros.