
Mars attaque (1/3)
Les atypiques. Comme de coutume avec l’arrivée prochaine du printemps, on voit éclore les nombreux bourgeons de la création et autant d’albums à découvrir. Cette première sélection rassemble pour commencer les plus atypiques d’entre eux, du genre difficile à classifier tant ils brouillent les pistes par leur concept de base et le mélange des genres pratiqué. D’un Cédric Hanriot qui poursuit son exploration sonore en se référant à la physique quantique et à la spiritualité pour produire un jazz contemporain très urbain, au violoncelliste sud-Africain Abel Selaocoé qui fait le lien entre la musique bantoue traditionnelle et le classico-baroque occidental dans une world-sympho inédite, du trio &Fusion célébrant les cultures francophones de trois continents, à la chanteuse suisse Léa Maria Fries qui pratique une musique alternative entre jazz, pop onirique et rock expérimental, voilà de quoi se laisser bousculer pour sortir des sentiers balisés.
CEDRIC HANRIOT & TIME IS COLOR vol.2 «A Luminous World» (Morphosis Arts)
En septembre 2022, je saluais dans ces colonnes la parution de «Time is Color» du pianiste-claviériste Cédric Hanriot que l’on a entendu entre autres sur les albums du crooner Giorgio Alessani. Arrangeur, producteur et sound designer réputé bien que peu médiatisé, le frenchy au CV mirobolant a notamment collaboré avec nombre de grandes stars américaines dont Herbie Hancock son guide et meilleur supporter, ou encore George Duke, mais aussi des figures du jazz actuel, plus urbain et expérimental, comme Robert Glasper ou Donny McCaslin, nous avait épaté avec ce premier album où il a voulu à la fois donner sa propre perception du temps, et celle qu’il a en parallèle des couleurs auxquelles il semble très étroitement lié. Un vaste projet qu’il a imaginé en triptyque et dont voici aujourd’hui le second acte. Il était alors épaulé par le bassiste-contrebassiste Bertrand Beruard que l’on retrouve ici, alors qu’au drumming Elie Martin Charrière est remplacé à la batterie par un autre jeune batteur,lui aussi expert en broken beat et autre déstructuration, Antonin Violot. Soit une redoutable paire rythmique déjà complice, puisqu’on a pu les entendre ensemble dans le trio du petit prince de la guitare, Gabriel Gosse.
Cette fois-ci, Cédric Hanriot nous emmène vers le monde de la physique quantique et de la spiritualité, avec cette nouvelle création qui s’est plus opérée autour des textes, et où les musiques sont encore plus tournées vers un jazz urbain très moderne. «Nous sommes de l’énergie, la musique est énergie,… et la vie est magique!» se justifie ce passionné de science et de spiritualité qui, pour ce nouveau volume, a convoqué de prestigieux invités. Côté voix, en plus du merveilleux chanteur d’origine américaine Tony Moreau, on y entend aussi bien Arthur H que les rappeurs US JSWISS et Charles X, le rappeur anglais Soweto Kinch, l’actrice Cyrielle Clair en spoken words, et côté cuivres, le sax alto de Braxton Cook et la trompette de l’inévitable Erik Truffaz.
Au total, ce concept-album déploie treize titres sur un peu plus d’une demi-heure où l’on peut, comme sur le précédent, regretter que certains ne sont que de trop courtes virgules qu’on aurait aimé plus développées tant les idées sont toujours aussi intéressantes. Il n’empêche qu’il regorge de pépites très enthousiasmantes, comme le titre éponyme qui ne vous lâche plus, avec Tony Moreau au micro et où, sur un piano enlevé, ça pousse grave dans une dynamique jazz-rock. Une énergie qui ne faiblit pas pour A creative Mind, du jazz très contemporain mais aux synthés intemporels, avec un sound design très travaillé. Toute la modernité de notre époque que l’on retrouve encore sur Ego Chase, très new-yorkais avec le flow hip-hop-rap de Soweto Kinch, qui glisse sur Spirit in Motion avec JSWISS, et où l’on sent bien l’influence d’un Robert Glasper. On adore aussi la mélodie très accrocheuse de Whispers of Absence, avec la finesse vocale du sensuel Tony Moreau, et sa structure rythmique détonante, avec notamment une basse très timbrée. Ou encore la poésie iconoclaste de La Source signée Arthur H, ici en talk-over avec sa voix unique et si particulière.
Un album coup de cœur qui fait encore monter d’un cran le précédent, et promet sans doute de belles surprises pour le troisième à venir.
ABEL SELAOCOE «Hymns of Bantu» (Warner Classics)
Bien qu’il ait déjà sorti un album chez Warner Classics en 2022, on découvre l’étonnant violoncelliste sud-africain Abel Selaocoe avec cet «Hymns of Bantu» qui vient de paraître. Originaire des townships de Soweto, ce musicien et chanteur venu à Manchester parfaire ses études classiques s’est vite fait remarquer en 2021 aux BBC Proms, avec son approche novatrice et inédite puisqu’il combine musique classique, beatboxers, percussions traditionnelles et corporelles. Un nouvel opus où il célèbre son héritage originel en retraçant le chemin ancestral qui mène à ses vastes influences, et où figure en bonne place le répertoire classico-baroque occidental.
Douze morceaux écrits pour des ensembles allant des percussions africaines à l’orchestre symphonique, en passant par le violoncelle solo et la basse, où Abel Selaocoe interprète la musique traditionnelle bantoue reliée à des compositions de Bach et de Marin Marais, en cherchant à souligner la continuité entre les héritages musicaux plutôt que leurs différences. C’est du genre osé, mais le génie du bonhomme prouve ici combien cela fonctionne.
Une world-sympho qui peut paraître un brin brouillonne à l’intro de Tsohle Tshole, mais qui s’éclaire dès Emmanuele, avec son afro touch très rythmée où se croisent la basse prégnante d’Alan Keary et pas moins de quatre percussionnistes dont Abel. Enrobé par l’incroyable Manchester Collective, ensemble classique le plus audacieux et innovant du Royaume-Uni, le titre dégage une frénétique énergie qui porte à la transe. Entre world sympho et musique contemporaine, Kea Morata qui séduit par ses cordes magistrales dévoile cette fois la voix gutturale d’Abel, qui rappelle beaucoup celle proche d’un didjeridoo qu’on entend chez les Violons Barbares et chez les Violins of the World de Matthias Duplessy.
Après le court apaisement de Tshepo1, son second acte accompagné du violoniste Rakho Singh offre un chant baroque très bachien, avant de revenir à l’africanité des chorales traditionnelles et tribales. Bach justement, le voilà sur le thème reconnaissable de sa Cello Suite n°6 «Sarabande», profond et grave, d’une touchante élégance. Nettement plus étrange, l’atmosphérique Dinaka sur un piano préparé par Fred Thomas (également parmi les percussionnistes et arrangeur de la plupart des morceaux), replonge dans l’ambiance tribale avec encore cette voix caverneuse et mystique.
Après les emprunts bachiens, voilà les Voices of Bantu, une impro autour des Voix Humaines de Marin Marais, qui marie superbement le grave de l’archet à la légèreté d’une voix perchée. Et c’est finalement cette école qui nous est culturellement plus proche qui nous séduit au mieux parmi ce vaste répertoire.
La reprise de rythme par la basse avec des percus très en avant sur Katamba nous ramène à la world symphonique avec cette fois le violon de Ruth Gibson, et nous rapproche beaucoup une fois encore à l’univers de Duplessy. Avant Camagu en clôture du même acabit, on aime enfin le superbe solo offert par le violoncelliste sur le vivace L.B. Files, compo de Giovanni Sollina développée en deux mouvements, Concerto d’abord, une très longue plage de presque neuf minutes, avant Igiul qui frôle les cinq.
Une bien envoûtante découverte !
&FUSION «La Marche du Bonheur» (MAM / Buda Musique / Socadisc)
Célébrer les cultures francophones de trois continents (Afrique, Europe, Amérique du Nord) par un voyage poétique émouvant et jubilatoire, c’est le projet de cette «Marche du Bonheur» qui explore l’idée que celui-ci réside véritablement dans l’acceptation de nos différences mais aussi dans la redécouverte des racines culturelles de chacun. Pour ce déjà dixième opus sur le label Buda Musique avec lequel ils collaborent depuis trois décennies, les fondateurs de la Cie Musique Acoustique Machine, la Française Viviane Arnoux et le Québécois François Michaud, une dame accordéoniste et son compère au violon et alto, se sont associés au virtuose sénégalais de la guitare Hervé Samb, formant un (d)étonnant triptyque où la diversité se fait unité. Ils l’avait croisé déjà en 1998 au fameux festival jazz de Saint-Louis-du-Sénégal. Mais il aura fallu attendre fin 2023 pour concrétiser ce projet qui s’adjoint, pour établir un plein équilibre homme-femme, la présence en feat. de la chanteuse Maude Trutet (une voix remarquée à The Voice) qui joue également de l’harmonium.
Voilà donc un album qui ne ressemble à aucun autre et difficile à classer, bien qu’on pourrait le résumer par un mélange de world music et de trad’, comme dans l’association violon-accordéon-guitare des Trois Temps Soleil d’intro. Toujours très alerte, Cinq you mène vers une transe assez tribale par ses vocalises et son rythme, entre tourneries mêlées du violon et de l’accordéon aux résonances proches de la country, et voix orientalisante façon Natacha Atlas, le tout dans la fougue rock de la guitare.
Les voix sont toujours bien montées, comme sur la joyeuse Samba chantée en français. Parmi les pépites, le titre qui reprend le nom bien vu du groupe &Fusion offre une rythmique jazz-rock assez groovy, notamment par le beau tricot d’Hervé. Pour le titre éponyme cette fois, elle se fait mi-manouche mi- flamenco sur cette sorte de valse au violon assez martial. C’est encore du swing manouche que se rapproche Safe Harry, avant une autre pépite, Thé Divin et son thème qui nous semble déjà connu, avec un certain lyrisme du violon typique des musiques de l’Est.
L’explicite When we play the Blues se fait plus lancinant, entre guitare dobro et un accordéon dont le son se confond avec celui d’un harmonica.
Après Tang qui s’inspire des musiques des îles, puis un bien nommé Voyage d’Enfant aux sifflotements guillerets, le déroutant voyage s’achève avec le séduisant Nio Far et sa poésie humaniste qui prône «l’Ensemble», sur une rythmique très enlevée où la guitare donne le groove, tandis que le violon se fait plus jazz-rock.
LEA MARIA FRIES «Cleo» (Heavenly Sweetness/ Idol / L’Autre Distribution)
Cet album ne sortira que le quatre avril prochain et pourtant l’on sent déjà bruire un certain buzz à son endroit dans les cercles branchés. Issue de la scène suisse qui décidément ne cesse de voir éclore de nouveaux talents, la chanteuse (également pianiste) Lea Maria Fries s’était déjà fait remarquer en 2021 avec «Light at an Angle», album sous la bannière du trio 22°Halo avec notamment Gautier Toux (Léon Phal, Photons…) au piano, dévoilant sa voix éthérée et l’onirisme de ses chansons pop teintées de jazz, atmosphériques et plutôt planantes. La revoilà aujourd’hui sous son nom avec ce «Cleo» dédié à toutes les femmes, ces Cléopâtre des temps modernes qui l’ont inspirée.
Car sa musique, à classer au rayon alternatif, prend racine dans les musiques noires et le jazz, avec un pied dans le rock expérimental. Un bricolage exploratoire que cette musicienne formée à la Haute Ecole du Jazz de Lucerne – et qui fut la plus jeune lauréate de la Jazz Vocal Competition de Montreux présidée alors par Quincy Jones- est allée comme d’autres avant elle (Agnès Obel, Hania Rani…) travailler à Berlin, ville laboratoire incontournable en la matière. Croisant l’héritage d’une Mélanie De Biasio côté sensualité, Beth Gibbons pour le timbre, et se référant à de glorieuses aînées allant de Björk -une évidence- à Joni Mitchell, en passant par Shirley Horn ou l’intransigeante Meshell Ndegeocello, la trentenaire venue de la campagne suisse-allemande a rencontré ses nouveaux complices au festival de Cully. On y retrouve Gautier Toux au piano, mais cette fois Antoine Paganotti à la batterie, et le bassiste Julien Herné, un passionné du travail sur les textures sonores (avec lequel la chanteuse a également fondé le duo Et.nu), arrangeur et producteur de cet album qui convoque quelques invités sur certains, comme le batteur Tao Ehrlich, l’accordéoniste Vincent Peirani, le pianiste Yessaï Karapetian sur la courte intro, et surtout le trompettiste franco-catalan Raynald Colom qui apporte une patte jazz assez free sur plusieurs titres.
La singularité parfois audacieuse de cette artiste ne fera sans doute pas l’unanimité chez ceux qui n’ont pas forcément toutes les clés pour pénétrer dans cet univers «intellectualisé», souvent assez sombre, organique et mystérieux, d’une exigence plutôt radicale. On y trouvera cependant suffisamment de matière intéressante pour s’y plonger avec curiosité.
En bonus.
On profite de cette chronique dévolue aux atypiques pour signaler par ailleurs la parution du dernier projet de nos Lyonnais du Possible(s) Quartet baptisé «Gymnostrophy». On connaît le travail toujours original de Rémi Gaudillat (trompette) dans son «atelier des possibles» pour construire des rêves dans l’esprit d’une fanfare poétique et chambriste. Avec ses acolytes Fred Roudet (trompette), Loïc Bachevillier (trombone) et Laurent Vichard (clarinette basse), le quartet s’est inspiré à la fois du Satie minimaliste et de l’extravagant Monk, pour imaginer leur rencontre. Deux compositeurs qui partageaient une même excentricité, un certain sens de l’humour, une conception du silence et de l’espace qui ont fait d’eux des personnages singuliers par leur douce folie. C’est cet aspect que met en évidence le Possible(s) Quartet, à la fois par des revisites de quelques titres des deux susnommés et par des compos inédites signées de Rémi et de Laurent. (Gymnostrophy – Les ImproFreeSateurs / Inouïe Distribution)