La sélection de CD « Mars attaque » (3/3)

La sélection de CD « Mars attaque » (3/3)

Coups de cœur et coup de pouce

Il est encore temps de signaler la parution de la sublime compilation de «l’essentiel» de notre diva ultime Melody Gardot, un must de glamour et de sensualité frissonnante, avant de revenir à l’actu du moment avec deux jeunes chanteuses et compositrices françaises bluffantes de maturité, la contrebassiste Naïma Girou et la pianiste Clélya Abraham dont les derniers opus nous ont vraiment épaté.

A ces trois coups de cœur pour de classieux talents féminins au pouvoir mélodique saisissant, on ajoute en forme de coup de pouce la poursuite du projet «Wallsdown» initié par le pianiste et sound-designer Enzo Carniel avec son quartet House of Echo, de turbulents garçons qui,dans un tout autre registre, s’affairent quant à eux à inventer la musique conceptuelle d’un monde futuriste croisant reste d’humanité et I.A. Un ovni sonore pour une hybridation inédite de jazz contemporain, d’ambient électro et de hip-hop, hypnotique, puissante et mystérieuse mais assez radicale, à réserver aux oreilles curieuses de novation. 

 

MELODY GARDOT «The Essential» (Decca / Universal)

En chroniquant la semaine dernière le nouvel opus de Gabi Hartmann, je faisais plusieurs fois référence à Melody Gardot, sans doute la diva la plus glamour des jazzwomen, conjuguant comme aucune autre esthétisme et sensualité. Or si son double album «The Essential» est paru en octobre dernier, il vient seulement de nous parvenir et, malgré ce retard dans l’actu, il n’est pas trop tard de profiter du moment pour en faire enfin état. Car si à ce jour on pouvait considérer que son double live in Europe (qui remonte déjà à 2018) était la meilleure porte d’entrée pour succomber à la classe absolue de la musicienne américaine, voilà que ce bien nommé « The Essential » dont elle a elle-même choisi les titres, est une compil’ à comprendre comme un best-of. Première anthologie en tout cas pour l’artiste qui vient d’avoir quarante ans le mois dernier, mais déjà forte d’une œuvre incontournable en dix-huit ans de carrière. Piochant dans six albums studio, des enregistrements live (au nombre de cinq ici), et offrant deux inédits en bonus (dont First Song empruntée à Abbley Lincoln,avec le violoncelle de Jacques Morelenbaum et la contrebasse de Charlie Haden), cette rétrospective de vingt-quatre titres courant de 2007 à 2023 (avec en dernier lieu This Foolish Heart écrit par le pianiste Philippe «Baden» Powell), bien que forcément subjective, offre toute la palette de la reine du smooth-jazz et son talent rare à combiner jazz, bossa, soul, blues, et grande chanson française qu’elle aime particulièrement. Un bel objet toujours aussi classieux avec ses photos en noir et blanc ornementées d’une blanche colombe symbole de paix, et agrémenté de la fameuse citation de Saint-Exupéry (en anglais) tirée du Petit Prince, arguant que l’on ne voit bien qu’avec le cœur.

Déjà présent en deux versions (Vienne et Londres) sur le live, c’est encore l’irrésistible pépite Baby I’m a Fool, d’une sensualité à tomber par terre, qui ouvre en mode sympho les festivités. Un romantisme langoureux, voire déchirant, que l’on retrouvera entre autres pour le sublime Our Love is Easy, tant avec l’appui des cordes du Royal Philharmonic Orchestra (comme sur le standard Moon River d’Henri Mancini, un bijou de coolitude sous les étoiles, ou avec les violons frémissants qui bordent la tendre nonchalance de Once I was Loved), que dans des formats plus intimistes à l’instar de Love me like a river does, intense poésie d’amour à l’ambiance suspendue, délivré en quartet lors d’un live à Paris. Pour le côté latin-jazz, on retiendra le scat babillant du plus rythmé If the stars were mine où sa guitare brésilienne mène la danse, sa version rayonnante et dansante du standard Over the Rainbow, ou le swing festif et groovy de Mira.

Nettement plus bluesy cette fois, des titres comme Sweet Memory qui, outre son drumming, emprunte à la country avec l’utilisation d’un dobro (et rappelle l’univers façonné par la paire Pascaud-Chassin avec Marion Rampal ou Hugh Coltman), blues qui tient plus du gospel sur la ballade Morning Sun avec un piano qui peut rappeler en intro un Elton John, ou plus teinté de soul et de R&B pour le cuivré Who will comfort me, blues plus salace, plombé et presque psyché pour la version live (à Utrecht) de Bad News, sans parler de l’ambiance club et plus feutrée du vieux blues lascif Worrisome Heart de ses débuts.

Côté chansons françaises, on y retrouvera une douce version de C’est Magnifique chantée en portugais avec Antonio Zambujo, la Chanson des Vieux Amants de Brel avec les poignants violons du Royal Philharmonic, une version live à Londres des Etoiles avec une rythmique enlevée, et bien sûr La Vie en Rose en mode suspendu, toute en retenue.

Parmi ce vaste panorama qu’il serait fastidieux de creuser plus en détails, on retiendra également la plus récente Love Song avec en invité Ibrahim Maalouf qui l’emmène vers un blue-jazz electro planant entre Miles et Truffaz, et, en fin de seconde galette, la mélancolie touchante et toute en dentelles de La LIorona, en version live à Majorque avec la guitare de Mitchell Long, qui achève de nous attendrir une fois encore.

Sublime, forcément sublime… aurait pu dire Duras à propos de cette somme vraiment «essentielle».

NAÏMA QUARTET «Evergreen» (After the Crescent/ Inouïe Distribution)

Après l’eau dans «Sea of Red» (2019), puis le vent dans «Zephyr» (2021), le quartet emmené par la contrebassiste et chanteuse Naïma Girou poursuit son hymne envoûtant à la Nature avec cet «Evergreen», dernier tableau d’un triptyque en forme d’invitation à ralentir, pour mieux se laisser emporter par l’intensité de cet univers aux essences intimistes et aux envolées épiques.

Pour rappel, la talentueuse musicienne (comme l’est toute sa famille) qui aura également enregistré trois disques avec le Rose Betty Klub, est passée par le Conservatoire de Lyon pour un double cursus, sous la direction de Jérôme Regard pour la basse et celle de Jérôme Duvivier pour le jazz vocal. Elle a crée son quartet en 2016, remportant notamment le premier Prix du concours de Jazz à Crest et celui du public la même année.

A ses côtés depuis les débuts, on trouve l’excellent pianiste Jules Le Risbé, passé par New-York et inspiré par Herbie Hancock, passionné par le traitement du son et par les claviers, aussi bien l’orgue depuis sa rencontre avec Emmanuel Beer, que les synthés à effets comme on l’a par ailleurs apprécié dans le trio Sunscape (voir ici).  Avec toujours à la guitare magnétique l’Irlandais John Owens passionné d’impro jazz et fan de Zappa, et le très énergique Thomas Doméné, batteur aux collaborations éclectiques, de Smoky Joe Combo, de Daniel Huck à Matthieu Boré en passant par la musique plus actuelle de Louis Martinez (trompettiste et fondateur de Jazz à Sète).

Une belle brochette qui déploie une intense énergie dès l’intro d’Empty Pool boostée par ce dernier, jazz tonique porté tant par la voix que la guitare en chorus. Le plus court (près de 4mn tout de même) de ces dix titres aux chansons souvent écrites par Saskia Cohen, puisqu’elles sont nombreuses à s’étirer dans cet album très généreux. Comme Samphire sur plus de sept minutes, entre jazz-groove et jazz-rock aérien qui sonne comme un classique qu’on connaîtrait déjà, notamment avec sa guitare époque Lee Ritenour. Si côté chant, il est très intéressant du point de vue harmonique, il démontre tout le beau travail rythmique conjoint du piano et des drums sur le tempo imposé par la contrebassiste.

Fort différent et nettement plus climatique, Riverman déploie un univers poétique qui a tout d’un hymne fascinant à la Nature. Avant de reprendre sa dynamique puissante sur le jazzy Apple Tree où, sous les pommiers en fleur, Ezequiel Celada en invité vient déposer un solo de sax. Encore une intense plage rythmique dont on se remet avec le plus apaisé The Rise, avec la belle voix de Naïma pleine de nuances, de son chaleureux médium au cristallin de ses aigus. Les pépites s’enchaînent avec, en premier lieu le superbe Pytheas et son tempo au groove langoureux, où les frémissements magnétiques de la guitare d’Owens instillent un son de rock planant.

Après la douce et très longue ballade tout aussi agréable de Ralph, on change encore d’ambiance dans Comitan, ouvert par un roulement de batterie, et où la guitare cette fois prend une tournerie plus afro, bien que le groove de la rythmique soit orienté latin-jazz. Plus blue-jazz par la contrebasse et avec un chant digne des grandes divas américaines, The River offre un magnifique chorus de piano où Jules s’envole avec l’assurance des meilleurs. Enfin, résumant assez bien toute la passionnante palette du quartet, et cette intense dynamique basse-batterie qui sait aussi en alternance ménager de grands moments de douceur, Orchids Bloom en clôture revient par la guitare au jazz-rock, alors que le Rhodes «chantant» offre des résonances plus électro.

CLELYA  ABRAHAM «Atacama» (Aztec Music/ Declic Jazz / Integral)

Autre jeune femme qui ne cesse de nous épater ces dernières années tant sur scène -notamment avec le quartet familial Abraham Réunion- que depuis la parution de son premier album perso «La Source» – où elle nous livrait l’identité de son univers intime, du genre céleste, en tout les cas comme relié aux étoiles du cosmos-, Clelya Abraham poursuit son odyssée en confirmant la maturité de son travail de compositrice clairvoyante et inspirée. Elle vient de publier «Atacama», un second opus qui tire son nom du désert entre Chili et Pérou, lieu réputé de la planète où l’on observe le mieux le ciel pour y ressentir la dimension spirituelle et mystérieuse de la vie sur Terre. C’est toujours cette approche qui nourrit la créativité de Clélya dont les notes percent le voile de la voûte céleste pour créer comme un chemin entre l’intime et l’universel. Un tourbillon de rythmes et d’harmonies, dans des mélodies constellées d’étoiles, s’abreuvant aux terres de ses ancêtres et aux sources musicales que sont les musiques afro, le jazz et la samba, le maloya ou le sega, le gwoka comme la nu-soul. Coté musiciens, outre son fidèle contrebassiste Samuel F’hima au groove et son puissants, on découvre l’étonnante batteuse franco-brésilienne Ananda Brandao, et le guitariste au phrasé expressif Kévin Lazakis, qui maîtrise avec tact ses nombreux effets sonores.

L’instrumental Orion ouvre l’odyssée avec d’entrée un son magistral, sous la fougue conjointe du contrebassiste et de l’intense batteuse. Plus pop-folk , I keep Moving et son joli texte invitant à porter un regard curieux sur le monde, offre une mélodie fluide et aérienne qui met en valeur la douce voix de Clélya, les belles nuances de son timbre à la fois pur et chaleureux. Pour Celebration, ouvert par une attaque vigoureuse de piano face aux percussions, son scat où elle chante toutes les notes en voix haute, fait de ce jazz-groove, où le maloya réunionnais est à l’honneur, un instant très percussif et festif. Un tempo qui ne faiblit jamais avec une mise en place toujours au cordeau, où la guitare va lâcher un chorus plutôt west-coast.

Pour s’en remettre, suit le bien nommé Sérénité qui invite à l’introspection. On est là quelque part entre Joe Sample pour le piano et Lee Ritenour côté guitare, tout en rappelant le jazz vocal brésilien des seventies. Un titre qui s’envole longuement avant un atterrissage… serein.

Composé à l’occasion d’un projet entre Jazz à Vienne et le SESC au Brésil, Sao Paulo s’inspire de nombreux rythmes typiques de la danse. Sans préambule, on y entre direct dans le groove, joyeux et ensoleillé, toujours avec cette contrebasse fortement timbrée pour coller à la vigueur d’un piano inarrêtable, tandis que guitare puis batterie y poseront leur solo.

On aime particulièrement l’explicite Mystique, entamé par une longue intro atmosphérique, près de trois minutes planantes ouvrant sur cinq autres qui s’envolent dans l’euphorie d’un puissant afro jazz-rock, notamment via la guitare.

Là encore, une nouvelle ballade instrumentale et élégante vient temporiser l’embardée avec le plus «court» Mabouya (nom créole du gecko), inspiré du baiào et de la samba lente du Brésil, puis avec Dear Soul, autre ballade d’une infinie douceur et emplie de toute la spiritualité du gospel, avec un refrain comme une prière.

Takout suit, rendant hommage à ce rythme original inventé dans les seventies, mêlant tempo des îles et jazz vocal. Une pièce où le piano est virtuose bien que très bavard, d’autant que ça joue vite. C’est ici que Kévin Lazakis nous offre un super solo bardé d’effets proches d’un synthé. Un morceau qui déchire avec une batteuse qui bastonne à l’arrière avant que cette folie ne soit coupée nette. Pour Peyi, où résonne le gwoka guadeloupéen hérité de papa Abraham, c’est un autre guitariste qui est convié en la personne du béninois Lionel Loueke, un des maîtres de la guitare africaine. On retourne avec ce titre dans une époque croisant Lee Ritenour, George Duke, Jean-Luc Ponty…, avec une contrebasse au tricot impressionnant qui se pare d’un son tendance Pastorius ou Clarke. On frôle encore ici les sept minutes, vives et intenses avec beaucoup de notes. C’est copieux et pourtant la guitare remet ça dans une frénésie afro qui, au final, nous laissera K.O.

Selon l’alternance habituelle, Nébuleuse fait office de pommade pour apaiser tout ça. S’inspirant des musiques mauriciennes pour exprimer les paysages du cosmos après l’explosion d’étoiles, il nous fait planer dans des volutes atmosphériques. Enfin, Espérance, poème onirique porté par la guitare, vient clore ce répertoire de plus d’une heure, intense dans ses divers tempos, puissant par le son, très onirique par ses mélodies, et surtout époustouflant de bout en bout dans la rigueur virtuose de sa mise en place. Waouh !

ENZO CARNIEL & HOUSE OF ECHO «Wallsdown II: Beyond Cyborgs, teCHno Inside Us» (HOMS)

De formation académique, d’abord en classique puis en jazz, le pianiste-claviériste marseillais Enzo Carniel (qui a par ailleurs passé cinq ans en fac de médecine) a pu être entendu notamment au sein de l’ONJ avec lequel il a beaucoup tourné. Mais depuis, le chemin qu’il a emprunté en formant au début des années 2010 le quartet House of Echo, fait de ce musicien à part, venant pourtant du be-bop, un OVNI dans le jazz européen. Avec le guitariste Marc-Antoine Perrio un passionné d’électronique très porté sur l’ambient, et une rythmique soutenue par deux garçons que l’on connaît pour des projets bien différents, à savoir Ariel Tessier à la batterie (Dave Liebman, François Théberge, Lou Tavano…) et Simon Tailleu à la contrebasse (Didier Lockwood, Raphaël Imbert, Vincent Peirani, Marion Rampal…), Carniel a initié en 2020 une trilogie dont ce «Wallsdown II» qui vient de paraître est l’acte deux.

Si l’artwork de la pochette signé Cantsin a tout du graphisme de la BD futuriste, le contenu l’est tout autant par ses dix plages totalement hybrides et science-fictionnelles, cherchant à explorer la relation entre humanité et intelligence artificielle à l’heure où celle-ci occupe de plus en plus notre époque. Pleinement avant-gardiste, le quartet acoustique fusionne et confronte les genres dans une musique conceptuelle où le sound-design est un maître-mot pour entremêler de façon inédite jazz contemporain, musique électronique, hip-hop, jeux d’échos et autres bidouillages sidéraux et sidérants qui en font une expérience immersive inouïe au sens premier du terme. Novateurs, Carniel et ses acolytes imaginent ainsi la musique d’un monde qui n’existe pas encore, hypnotique et mystérieuse, et qui abolit toute notion de temps pour tenter d’atteindre une forme de spiritualité nouvelle. Sans être pour autant dénuées de sentiments, et donc de lignes mélodiques affirmées, voilà des compos atmosphériques, minimalistes et expérimentales parfois d’une certaine radicalité, autant d’audaces déstabilisantes qui intéresseront les oreilles curieuses.

Passé le vertige procuré par Clouds en ouverture, porté par une boucle de piano répétitive avant que tout s’emballe dans une dynamique assez rock, on pourra en effet être déconcerté par des titres comme Ritual Hybridation qui convoque en feat.le rappeur Sameer Ahmad et Gaston Bandimic (vocaux) avant de rentrer plus dans les codes du jazz, ou par le puissant Traces, avec une contrebasse martelée et un drumming intense. Des embardées de la rythmique que l’on retrouve dans Furtifs, très ambient dans son entame toujours selon le principe d’une boucle répétitive au piano, avec une dynamique de l’urgence présente encore dans (t)ECH(n)O Inside Us, jazz très contemporain pénétrant un monde étrange, un trip tourbillonnant que l’on aborde aussi avec Trio.

Si In s’inscrit plutôt dans les clous traditionnels à la fois du classique et du jazz, on se laisse plus facilement embarquer dans la longue planerie d’Hypersphère, grand looping au thème répétitif avec une guitare très onirique, où avec Souls Containers en clôture, plage d’ambient qui pourrait être, par exemple, la B.O. d’un doc sur le monde sous-marin.

Dans tous les cas, une expérience sonore particulièrement originale, à tenter par ceux qui ne craignent pas d’être un peu bousculés.

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