« Loaded » du Sébastien Joulie Group

« Loaded » du Sébastien Joulie Group

Je ne sais plus où donner de la tête, ou plutôt des oreilles.

Je ne suis pas déstructuré, je suis accaparé. Par le dernier disque de Sébastien Joulie, « Loaded ». Il n’est ni outrancier, ni racoleur. Il est juste magnifiquement baroque et foisonnant.

Comme le dernier opus de Baptiste Bailly (https://www.jazz-rhone-alpes.com/baptiste-bailly-la-fascinante/), il y a cette impression première de pénétrer dans un intérieur familier. C’est la vie de la maison qui s’ouvre à nous. Le côté baroque, c’est la générosité. Les images fusent. J’imagine les conditions de son enregistrement. Des tapis par terre, au mur. Tout pour installer une ambiance, se réconforter et se sentir à l’aise. La musique peut déployer sa gratitude kaléidoscopique, comme dans le précédent, Split feelings, sans jamais tomber dans le bling-bling. On est, et ça s’entend, dans l’ici et maintenant, avec cette belle écriture, solide, atemporelle, changeante, mouvante. La musique donne ce sentiment de grands espaces où les artistes accordent au temps de se jouer d’eux. C’est baroque dans la liberté de ton, de sons, la règle assumée de se laisser surprendre, de se passer en douceur le relai, comme dans le morceau d’ouverture, On the hoof, où le guitariste Sébastien Joulie et le saxophoniste Stephan Moutot donnent la mesure, renversants de décontraction, bluffants par la qualité de leur « dialogue » au sommet.

C’est baroque dans la profusion des rythmes, rythmes non pas imposés, mais intégrés par les musiciens qui surfent sur le tempo du tempo, ce que Jankélévitch pourrait nommer « le sens du sens » dans « la musique et l’ineffable ». Il y a cette façon (que j’aime) de faire de la musique quelque chose de naturel, qui coule. Du coup le groupe prend du recul, de la hauteur, de l’altitude.

C’est foisonnant. Prenez un tissus chatoyant, ou encore le kaléidoscope de vos jeunes années, aux multiples visages, ou un tableau de Soulages, cet outre-noir qui répercute la lumière en mille facettes. Contrairement à l’album précédent, on est dans un univers créé par cinq artistes, chacun ayant contribué à la matière par des compositions personnelles, mais tous ayant mis la main à la pâte pour un son collectif, avec au final cette unité de ton caractéristique. Sans renoncer chacun à leur caractère fort. Le disque regorge de pépites, où chacun se surpasse : admirable solo du pianiste Benoît Thévenot sur On the hoof, en équilibre, virevoltant avec Charles Clayette le batteur, ou au fond du temps sur The republik of crooks au Fender Rhodes jonglant avec le saxophoniste hors sol. Grande maitrise du contrebassiste Michel Molines sur Olga, envolée dans les limbes de Stephan Moutot sur From Keith to George, ou encore Charles Clayette le batteur, qui sur le même album se fait tendre et mordant, hyper polyvalent et à la grande musicalité, Sébastien Joulie inspiré de bout en bout, dans la musique, plongé et propulsé comme dans Loaded, Confused ou Cool winter. Le groupe s’est effectivement recomposé avec l’arrivée du pianiste Benoît Thévenot et du contrebassiste Michel Molines, tous deux imposants par leur savoir et leur sensibilité. Unité de ton, mais également diversité des sources et des ambiances, le groupe étant aussi à l’aise sur un jazz classique au groove impeccable et chaleureux (Olga, Turkish head) que sur une composition hyper moderne, aux rythmes et au thème plus complexes (Confused, The republik of crooks). Tous ont une connaissance et une pratique du jazz d’outre-atlantique qui se pratique d’hier (From Keith to George avec ses accents africains, mingusiens) à aujourd’hui (Cool winter -un tube-). Le guitariste Peter Bernstein ne s’y est pas trompé en écrivant pour Sébastien Joulie une belle dédicace, reconnaissant en lui un compère à sa hauteur.

Un disque ancré dans la tradition, mais qui la dépasse en imaginant un au-delà. Pas de sclérose, mais des ponts jetés vers l’avenir, le mélange du passé et du présent, ce qu’Adorno reconnaissait comme un des critères d’une bonne musique.

Le disque se laisse aller à des débordements, comme une invitation à la gourmandise, tant dans le format de certains morceaux, dépassant dix minutes, que dans l’esthétique générale où le plaisir de jouer est palpable. Une esthétique guidée par l’envie et non pas ce qui serait le contraire, un projet trop fixé par un concept. C’est toute la beauté de cette démarche que d’avoir décidé de faire à leur image. En cela, j’adhère totalement à cette ligne esthétique et politique qui place le travail de l’artiste au cœur de la vie et qui ne pose pas des frontières étanches entre le prosaïque et l’idéal. Le résultat donne un album magnifique, d’une tenue envoutante et généreuse, avec ce plaisir non caché de donner beaucoup. C’est un groupe d’amis avant tout, ayant des valeurs musicales à partager, ce qui n’empêche pas à chacun de se mettre en avant et de s’exprimer. Si vous avez la curiosité, lisez le dernier livre de Guillaume Martin, « La société du peloton ». Ça ne parle pas de jazz, mais de vélo. Mais, ces propos pourraient très bien évoquer également le milieu de la musique, et le groupe de jazz en particulier, car il essaie de faire se tenir ensemble l’individualisme, inhérent à la personne humaine, et le collectif, élément essentiel de la vie en société, et comment les deux se répondent et se magnifient. Cette petite philosophie de l’individu dans le groupe, on pourrait l’appliquer à nombre de projets dans le jazz, cela fait partie de son ADN et quand cette osmose est portée à un haut degré de perfection, comme ici, cela donne là encore un album qui compte et un projet à suivre en live.

Bravo les artistes et au plaisir de vous entendre. Pour se sentir au cœur de cette vibration enchanteresse.

PS : Pour la petite histoire, Sébastien Joulie s’est trouvé une nouvelle guitare pour l’accompagner dans son travail, une Westville modèle Solar. Elle sonne d’enfer.

C’est le quatrième album que Sébastien Joulie sort chez Fresh sound New talents.

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