L’Archipel, janvier 2024, 407 pages
« Au lieu d’être une bizarrerie, j’ai voulu être une exception »
Franck Médioni a le sens du timing avec cette biographie qui arrive au moment de l’anniversaire des vingt-cinq ans de la disparition de notre « Petruche », trésor national. Le biographe de Miles, Monk, Charlie Parker et tant d’autres, propose un livre-somme qui aborde toutes les facettes du génie natif d’Orange, mais aussi de l’homme complexe et « pressé » sans tabous y compris sur ses excès de sexe, d’alcool et de drogues… L’auteur mêle dans son récit une analyse précise du jeu du pianiste et de chacun de ses albums et de ses titres. Il évoque les années d’apprentissage dans la famille à Montélimar d’abord à la batterie puis au piano, entre Tony, un père tyrannique qui enferme Michel pour qu’il travaille son piano et n’hésites pas à en faire une bête curieuse qu’il exhibe aux visiteurs de passage, et une mère dépressive, alcoolique et possessive. Heureusement il y a la fratrie, Louis et Philippe avec lesquels il joue. Il fondera même avec Louis le contrebassiste en duo avec un nombre impressionnants de concerts et tous deux graveront un disque sorti post-mortem, flashback, chez Dreyfus en 2013. Franck Médioni passe évidemment en revue les vingt-cinq disques studios enregistrés par Michel ainsi que les sept albums live et les enregistrements parus après son décès, des années OWL à Blue Note puis Dreyfus. Le préféré de Petrucciani était Music paru en 1989 chez Blue note avec le « tube » Looking up (car toute sa vie il a regardé en l’air !) qui est une des plus belles compositions du pianiste. Car Petrucciani est un mélodiste lyrique et inspiré marqué par la figure esthétique de Bill Evans. Certains lui ont reproché cette facilité de composition, comme par exemple Joachim Kûhn qui n’apprécie pas son jeu qu’il trouve facile…par jalousie sans doute -et parce qu’ils partagent un temps le même agent du sexe féminin dont le pianiste allemand est amoureux…Il dispose aussi et surtout d’une force inouïe dans les mains, qui sont de tailles normales et dont l’écartement des doigts lui permettait de faire des prouesses techniques. Il a un grand sens rythmique qui lui vient de son passé de batteur, d’ailleurs il raconte dans le livre qu’il joue comme un batteur…Il fait partie des pianistes percussifs à l’instar d’un Ahmad Jamal ou d’un Art Tatum.
Le texte de Médioni décrit également les différentes périodes du pianiste avec la période Aldo Romano (un de ses parrains dans le métier), et les disques OWL (dirigé par Jean-Jacques Puissau, puis son départ à 18 ans aux USA, à Big Sur chez Charles Lloyd qui le propulse dans la planète jazz et lance sa carrière en le présentant au monde entier, dans les festivals et les scènes des cinq continents.
De son handicap Petrucciani en fait une force, se dépasse, tout en sachant que son temps est compté, c’est pourquoi il accélère tout, les concerts, les disques, les femmes, et ses consommations de drogues et d’alcool… D’où le titre de « Pianiste pressé », c’est également « un homme pressé » tout court qui brule sa vie par tous les bouts… Et il est très fier d’avoir dépassé la durée de vie de Mozart et Charlie Parker, pour lui c’était un challenge. Il partira à trente six ans ; trop tôt pour un génie qui avait encore énormément à donner…Petrucciani était très éclectique dans ses gouts musicaux, il aime Jimmy Hendrix, Bill Evans, Chopin, Mozart, Prince, Madonna et il participe même au disque du guitariste de hard-rock Patrick Rondat !
Les témoignages de proches et de musiciens, souvent inédits sont nombreux dans l’ouvrage et jettent un regard tendre mais réaliste sur l’homme et l’artiste en brossant ainsi un contour complexe mêlant un humour extrême et salutaire avec une vie faite de souffrances quotidiennes qu’il transcendait avec le piano et le jazz. A la fin de sa vie, épuisé, il voulait ralentir les concerts et les disques, composer enfin sa symphonie et créer une école de jazz pour musiciens confirmés, ce que fera finalement à sa place son comparse Didier Lockwood en banlieue parisienne. Les ambiguïtés sur les circonstances de la mort du pianiste ne sont pas éludées par Médioni et on apprend finalement que c’est la drogue qui le fait chuter à trente six ans à New-York le 6 janvier 1999, même si une pneumonie est invoquée officiellement…les excès de sa vie intense de jazzmen et les substances ont eu un effet dévastateur sur ce corps déjà atrophié attaqué par la maladie.
Le livre se conclu par une magnifique postface de Charles Lloyd qui souligne que Michel l’a fait sortir de sa retraite en 1981 rien que pour jouer avec ce génie prometteur, et qu’il aura toujours une place dans son cœur. On peut dire qu’il en est de même pour la sphère du jazz, musiciens, critiques et fans pour lesquels l’empreinte du Little big man Michel restera à jamais gravé dans les cœurs et dans le creux de leurs oreilles. Tous ceux qui l’ont connu se souviendront aussi pour toujours de son rire tonitruant et de sa générosité ; un musicien rare, un voisin de planète attentif à l’être humain, une belle âme qui s’est envolé en hiver à force de regarder en l’air !