Talents pointes
Des Violons du Monde du génial Mathias Duplessy qui nous entraînent dans un dépaysant road-trip, au groove infernal de la flûtiste Ludivine Issambourg marchant dans les pas du légendaire souffleur américain Hubert Laws, du néo-folk crépusculaire et cathartique de Hugh Coltman à celui plus ibéricoriental mais tout aussi émouvant de Sarah Lenka – deux délicats songwriters à leur meilleur-, ces brillant(e)s artistes très solidement entouré(e)s illuminent l’automne avec leurs albums incontournables. Enjoy !
MATHIAS DUPLESSY & The Violins of The World «The Road with you» (Absilone)
Quatre ans après son éblouissant «Brothers of String» que nous avions placé sur le podium du best-of 2020, le merveilleux guitariste Mathias Duplessy nous revient avec ses incroyables frères de cordes aux noms aussi exotiques que le sont les différentes vièles à archet maniées ici (erhu, morin khuur, sarangi, nyckelharpa…) issues de divers pays et cultures. Une idée étonnante développée depuis bientôt quinze ans comme une véritable quête musicale, avec exigence et parcimonie, puisque cet explicite «Road with You» n’est jamais que le quatrième opus du voyage. Le prodige des guitares et compositeur inspiré (dont la photo intérieure avec son galurin rappelle beaucoup Bob Dylan…) y retrouve ses fidèles compagnons d’aventure, l’Indien Sabir Khan (sarangi), le Tunisien Zied Zouari (violon oriental), le Chinois Guo Gan (erhu), le Mongol Mandaakhai Daansuren (morin khuur et voix), le Suédois Aliocha Regnard (nyckelharpa), auxquels s’ajoute pour la première fois la contrebasse du Cubain Damian Nueva qui enrobe chaudement les guitares classique, flamenca ou folk du leader. Un nouveau et vaste répertoire de onze titres enregistrés au mythique Château d’Hérouville, autant de compos aux accents tour à tour pop, jazz, cinématographiques ou minimalistes, instrumentales ou chantées, où toujours s’entremêlent dans une énergique et fraternelle communion des musicalités traditionnelles.
A l’image des photos de la pochette évoquant un road trip crépusculaire entre Asie et Amérique profonde, le titre éponyme et sa belle mélodie ouvrent l’opus en croisant sonorités country et orientales, cette dernière touche étant apportée par le violon rempli de sensibilité de Zied Zouari sur le tourbillonnant Alaska qui suit où le rythme lorgne vers le flamenco, avant que Mandaakhai Daansuren fasse résonner en profondeur sa voix sur Ama Jara. Des vocalises intrigantes, comme sur le plus rock Mumbai Beach et sa folle rythmique portée par les cordes frappées à défaut de batterie.
Des cordes suspendues par des archets rêveurs sur le très beau Lune tout en douceur, une symphonie des étoiles qui a la grâce du classique. La combinaison entre mélodie et énergie est efficace jusqu’au vertige pour Let’s meet composé par Sabir Khan dont le rythme rappelle les musiques de l’Est.
Des paysages sonores oniriques s’ouvrent à l’infini, comme encore sur la valse lente et entêtante Tao’s Waltz et son chant nimbé d’un étonnant vibrato. Avec le bien nommé With my Son, superbe compo swinguante dont la mélodie est un petit bijou, on découvre les talents de pianiste de son fils Rehann Duplessy en guest sur ce titre où le montage symphonique des cordes est toujours très enlevé. Autre pépite dans la foulée, le nostalgique Je me souviens nous touche par la mélancolie du violon associée à la douce finesse de la guitare. Moins intrigant que Almaz, compo de Daansuren qui croise voix d’outre-tombe et tempo martial en rappelant l’univers étrange des Violons Barbares. Enfin Cloudy Night (composé conjointement par Mathias et Sabir) ultime bijou de l’écrin, contemplatif et beau comme du Saglio, vient clore dans une totale zénitude ce magnifique et dépaysant road trip dans lequel on se laisse emporter sans retenue.
LUDIVINE ISSAMBOURG «Above the Laws» (Heavenly Sweetness/ Idol / L’Autre Distribution)
Sacré chemin pour la normande Ludivine Issambourg depuis ses débuts classiques dans l’Orchestre de Flûtes Français, puis sa venue au jazz avec Magic Malik avant de s’initier au hip-hop aux côtés de Wax Tailor. La flûtiste tout terrain que l’on a surtout découverte avec ses propres compos dès 2012 dans le groupe electro-hip-hop Antiloops s’est attelée en 2020 -et cette fois sous son nom, mais sous la direction de l’éminent pianiste Eric Légnini– à une revisite incandescente du répertoire de son maître référent, le grand flûtiste américain mariant classique et jazz Hubert Laws. Quatre ans après cet album «Outlaws», la jeune quadra toujours brûlante n’est pas redescendue en température, poursuivant aujourd’hui l’aventure avec Eric sur cet explicite «Above Laws», même si le Texan de référence n’est plus le seul guide pour explorer la vaste galaxie du jazz-funk. Entre reprises et compos, c’est l’esprit de nombreuses légendes de la flûte endiablée que Ludivine convoque aussi, comme Jeremy Steig, Ronald Sneijder ou Bobby Humphrey. Avec une feuille de route balisée par le groove incessant cadré sur la fin des seventies et le début des années 80.
Pour ce faire, la show-woman au souffle enflammé s’est, outre la direction de Légnini, entourée non seulement d’une section cuivres pour propulser le funk ou virer vers la soul, des claviers (Moog,Clavinet) de Michael Lecoq et des voix de Brian Jackson, Wolfgang Valbrun (encore lui) et Chassol, mais aussi de prestigieux feat. au fil de ces onze titres, comme Laurent De Wilde au Fender Rhodes, le tromboniste Nils Landgren ou la saxophoniste Cécile Bonacina.
D’emblée, The Bear et son intro tonitruante donne le ton entre jazz-rock et jazz-funk avec son groove plein de fraîcheur, croisant la flûte et le piano du maestro au drumming percutant de Yoann Serra, sur la ligne de basse de Swaeli Mbappé, encore un duo rythmique de choc à rajouter à ce prestigieux casting. Un groove maintenu par cette paire métronomique sur New Morning où surgit Nils Landgren et son trombone aux couleurs suédoises, ajoutant encore de la brillance aux cuivres, entre un solo de sax de Lucas Saint-Cricq (il nous avait impressionné avec Panam Panic) et la réponse tout aussi hardie de la flûte dont on sent le souffle. C’est carré et cela tombe grave, avant Kickin’your Ass, courte co-compo avec Lecoq dont les claviers nous remmène au jazz-funk des seventies, entre volutes de Rhodes et flûte aérienne qui s’envolent en chorus.
Si l’on aime beaucoup le plus apaisé Manoir, autre compo envoûtante plus down tempo avec sa batterie en mode slow et le long delay du Fender Rhodes, de sacrées belles pépites se profilent encore à l’avancée du disque. À commencer par la reprise tubesque de Angel Dust avec la présence de Brian Jackson (claviériste et flûtiste figure des seventies ayant entre autres joué avec Stevie Wonder ou Earth Wind & Fire) pour ce morceau qu’il composa en binôme avec l’illustre Gil Scott-Heron, mais aussi de Wolfgang Valbrun. Un funky-disco irrésistible où la ligne de basse donne le tempo et l’occasion à la flûte de se déchaîner. Passé Hop Scotch emprunté au batteur et pianiste américain des sixties Joe Chambers et qui convoque ici Laurent de Wilde pour un funk plus latino, le bien nommé Fever (co-composé avec de Wilde justement) se pare du sax de Céline Bonacina qui vient cuivrer la frénétique rythmique afrobeat de Yoann et Swaeli pour nous porter à une danse irrépressible. On reste dans le moove et le cœur battant pour Heartbeats qui suit, promenade jazz-groove enrobée du beau son arrière du jeune bassiste qui décidément marche sur les pas de son légendaire paternel Etienne Mbappé. Des titres plus forts que Lenox qui reste dans la veine mais sans grande originalité, ou que l’indéfinissable If You Know avec Chassol.
Enfin le directeur artistique Légnini reprend le piano pour conclure plus tranquillement cet opus virevoltant avec Night Watch dans un esprit slow pop qui nous rappelle un peu l’époque Rare Bird (Sympathy).
HUGH COLTMAN «Good Grief» (GiantSteps / Sony Music)
Parmi nos crooners blue-jazz préférés, le dandy Hugh Coltman nous aura déjà offert de nombreuses facettes de son talent, songwriter surdoué dont on aime se laisser happer par la voix, mais aussi la guitare et l’harmonica. Après le blues-rock, le jazz vocal (Nate King Cole), les musiques de la Louisiane, Hendrix revisité avec Thomas Naïm…, le charismatique homme de scène a vécu nombre d’événements déstabilisants comme la perte d’êtres proches durant la pandémie, mais aussi plus symboliquement celle d’une jeunesse qui s’enfuit alors que la cinquantaine l’a frappé en 2022. Un passage à vide mettant un temps l’inspiration en berne, avant que cette sombre période de déprime soit l’occasion de nourrir un nouveau projet en forme d’éclaircie revigorante. Comme une lumière au bout du tunnel, concrétisée par l’écriture de dix chansons contenues dans ce «Good Grief» (que l’on peut traduire par notre expression Bon sang!), album du deuil, intimiste et crépusculaire, à valeur cathartique et résiliente pour mieux exorciser les peines. Cette fois, gentleman Hugh a conçu un répertoire éminemment dans l’esprit des folk-songs américaines des seventies, quelque part entre Stephen Stills, America et surtout Neil Young auquel on pense souvent, sublimant sa mélancolie au travers de touchantes ballades nimbées de douceur, et où la tristesse est évoquée pour mieux espérer le retour du bonheur.
Et il est bien là le bonheur à l’écoute de ce disque qui lui va à merveille (et que dire de son rendu live, comme ce fut le cas il y a un mois pour l’un des plus mémorables concerts du Rhino 2024 !), tellement perso et profond qu’il est peut-être son meilleur, c’est dire. Car pour transformer cette maussade météo du cœur en un bouleversant rayon de soleil porteur d’espoir, Hugh s’est entouré de ses proches et fidèles complices, une dream team idéale de sidemen parmi les plus courus de la scène française, avec le guitariste aux résonances western Matthis Pascaud, le maître des mailloches Raphaël Chassin à la batterie et aux percussions (mais également producteur de ce disque coécrit par Hugh et Matthis), et l’inévitable recordman de la basse Laurent Vernerey. Pointures auxquelles se joignent avec délice la voix de la fascinante Krystel Warren sur six chansons et le piano de Gaël Rakotondrabe comme les saxophones de Christophe Panzani et de Jeanne Michard sur un titre.
Take away en ouverture, pur folk au tempo alangui, est une complainte nonchalante qui sonne comme une marche au son du tambour de Raph, où le grain du chanteur anglo-saxon est particulièrement adéquat. Pas de doute avec Red T-shirt on est bien dans le sud US, avec des résonances du Mississippi dans cette ballade blue-folk de cow-boy entre guitare et harmonica. Puis premier choc avec Hear no Evil martelé et entêtant, où l’on s’enfonce dans le Sud profond au son de guitares obsédantes, avec un bijou de refrain nous renvoyant à l’époque du légendaire «Harvest » de Neil Young. Il en reste quelques intonations dans le mélancolique et slowly Man Up qui suit, strié d’harmo et ourlé par la rondeur de la contrebasse dans la résonance des peaux caressées, avec un bien beau feeling dans le montage des voix avec Krystel et Raph aux chœurs.
Passée la folksong Keyboards Warriors, le bien nommé The Jumper prend du swing sur cette courte ballade avec un guitare-voix tout en finesse, avant de prendre franchement du nerf et monter en fougue – la révolte de la cinquantaine sans doute, pour un sursaut plus que convaincant !..- sur le mirobolant Midlife Crisis, rythmique rock et énergie haletante, avec un petit grain de folie démoniaque dans la voix non sans me faire penser à David Byrne.
Plus sombre et étrange, la complainte de Mountain avec l’apport du piano et le sax vaporeux de Panzani précède encore deux pépites finales, d’abord Maybe I’m Afraid qu’on a l’impression de déjà connaître tant il a tout d’un standard, là encore de l’époque Neil Young, S. Still, America ou Fleetwood Mac, sous l’effet des belles guitares de Matthis, puis avec le court Rainy Summer Holiday où tout est dit dans le titre. Douceur mélancolique, finesse sensuelle comme dans le souffle du sax de Jeanne Michard, un ultime joyau offert tel une caresse avant de refermer cet album miraculeux. Indispensable !
SARAH LENKA «Isha» (Caramba Records /Virgin Music)
Un bonheur n’arrivant jamais seul, après le nouvel album de Hugh Coltman voilà celui de Sarah Lenka composé avec le guitariste folk Laurent Guillet, où -bel hasard, mais qui prouve l’omniprésence de certains évoqués plus haut-, l’on reste un peu dans cette belle famille de musiciens qu’on aime puisque la direction artistique et la batterie ont été confiées à Raphaël Chassin, et que l’on retrouve en guest chacun pour un titre Laurent Vernerey et Erik Truffaz. Pas de Matthis Pascaud cette fois, mais bien sûr le fidèle guitariste (nylon et mandole) de Sarah, notre vieil ami culozien Taofik Farah, comme il est par ailleurs depuis toujours l’ombre de Carla Bruni.
Outre son grain de voix unique et troublant, ce timbre éraillé et sensible qui fait son originalité, l’autre particularité de cette émouvante chanteuse passée par la London Music School est de vouer chacun de ses répertoires à des figures féminines. Ainsi, après avoir puisé d’abord chez Billie Holiday puis chez Bettie Smith, consacré son «Women’s Legacy» à diverses femmes qui ont libéré une parole et ouvert un chemin, puis réuni encore trois musiciennes de cultures différentes pour «Mahala», celle qui a été sélectionnée pour le dispositif Génération Spedidam 2023-2025 creuse encore ce sillon fertile avec ce splendide «Isha» (Femme en hébreu) paru la semaine dernière.
Un cinquième opus évoquant l’exil et le déracinement de plusieurs femmes invisibilisées auxquelles elle rend ici hommage, histoires puissantes inspirées de certaines de ses ancêtres de la région du Mzab, jusqu’à l’Espagne et l’Argentine. Un voyage musical qui se reconnecte à une mémoire collective, où chacune de ces dix chansons évoque l’une d’entre elles -souvent par leur simple prénom- et résonne comme un écho du passé ravivant des traditions lointaines. Un subtil mélange teinté de nostalgie, faisant un pont entre héritage ancestral et présent, et où se marient avec grâce folk délicate et sonorités maghrébo-andalouses.
Comme dès Women who raised you en intro, ballade au tempo blue-folk et à l’entêtant refrain, avec un solo de guitare au son ibérique. Le fameux charme de ce grain de voix teinte la ritournelle de Betty, encore une mélodie simple et lumineuse ourlée de chœurs obsédants où la folk puise au flamenco et aux musiques latinorientales. Pour Tali qui nous renvoie aux ambiances époque Ricky Lee Jones ou Steevie Nicks, la douceur sensuelle de la voix se lie à la trompette de Truffaz soufflée à s’y méprendre comme une flûte.
Si le titre éponyme Isha est toujours d’une grande délicatesse (on pense à Ala.ni) notamment dans le montage des voix, on craque particulièrement sur Mouma, complainte envoûtante au superbe son, entre finesse des cordes et des percussions qui ouvrent sur une plage de zénitude assez planante. Un petit bijou de pop-folk qui ferait un peu la jonction entre une Roxane Arnal et une Marion Rampal, cette nouvelle génération de jeunes musiciennes et compositrices comme Sarah, au talent fou.
Si l’on reste dans cette fraîcheur pour Moved Man, la mandole de Tao se fait plus orientalisante sur le rythme flamenca développé par les percussions pour le tourbillonnant Ahra (it’s a story of a little girl…), qui enchaîne sur le plus vaporeux Rose, planant voire assez plombé (wake up, it’s time to leave, quick !…). Seul titre qui ne soit pas une compo, Lamma Bada est un traditionnel arabo-andalou que l’on reconnaîtra, mariant le lyrisme délicat de la flûtiste franco-syrienne Naïssam Jalal (l’une des trois musiciennes réunies précédemment sur Mahala avec Macha Garibian et Awa Ly) à cette très jolie mélodie chantée. Et que dire du titre final Savia, nettement plus rythmé et qui a tout pour être un tube avec son refrain accrocheur et dansant, clôturant sur une note incontestablement plus joyeuse ce magnifique et touchant album mixé par les doigts experts de Jean Lamoot. Encore une perle !