Talents Pointes, la suite…
On rêvait d’un live pour retranscrire à la fois la fougue incandescente et la claque émotionnelle d’un concert de l’immense Kaz Hawkins, voilà qui est fait avec un terrible album qui en appelle déjà un second. Après cette claque, on se laisse charmer par la découverte tardive de la talentueuse régionale de l’étape Jeanette Berger, avec sa new soul très probante que j’ai d’abord cru venir d’outre-Atlantique (!), avant de se caler bien au chaud près de la cheminée pour se laisser bercer par deux albums rêveurs, les touchantes folksongs de The Magic Lantern signées Jamie Doe avec ses cuivres funèbres pleinement dans le spleen de saison puis, nettement plus printanier, l’inattendu et réjouissant retour du duo de magiciens sonores Hadouk (Loy Ehrlich & Didier Malherbe) qui offre en miroir à son mythique Bal des Oiseaux de 1996 (contenu dans le digipack) un nouveau Concile des Oiseaux tout aussi onirique.
KAZ HAWKINS « Live in Brezoi 1 » (DixieFrog/ Rock&Hall)
On saluait l’an dernier comme une valeur sûre l’album « Until we meet again » de la grande dame (voir ici), après que son foudroyant révélateur «My Life & I» ait déjà caracolé en tête de mon best-of 2022. Cette compilation initiée par Dixiefrog aurait pu être considérée comme l’essentiel indispensable pour mesurer dans toute son amplitude la stature de celle que l’on peut désormais, catapulter au sommet de nos divas préférées en catégorie blues-R&B. Mais on le sait aussi, c’est sur scène que cette formidable et généreuse artiste déploie à son paroxysme toute sa puissance émotionnelle. On ne pouvait donc espérer mieux qu’un live pour retranscrire l’intensité déployée que nous avons pu ressentir lors de ses concerts.
Et voilà cet album (qui en préfigure un second à venir) enregistré au Summer Camp Festival de Brezoi en Roumanie, l’un des grands fiefs du blues européen où la queen nord-irlandaise (mais aujourd’hui parisienne) est chaque année parmi les têtes d’affiche. Avec ici au menu douze titres dont sans doute les plus essentiels dans un crescendo de pépites livrées avec le son bien rock du live, un régal !
L’engagement dans cette voix exceptionnelle jaillit dès l’intro et le très touchant Don’t make Mama cry où d’emblée rayonne la guitare lead de Stef Paglia, avant un long Drink with the devil, boogie-blues sauce rock’n’roll soutenu par l’orgue du pianiste-claviériste Cédric Le Goff.
Mais, les premiers grands frissons surviennent immanquablement sur les deux ballades qui suivent, d’abord le superbe The river that sings, puis Lonely boy, pop-folk assez rock emmené par la guitare et le piano, où resplendit la voix de Kaz dans le tourbillon du live. Des compos qui débouchent sur la reprise du Feeling good de Nina Simone qui lui va comme un gant (comme avec Sarah McCoy, le rendu d’un vécu parmi les meilleurs qu’on ait entendus) dégageant une rage bluesy et revancharde impressionnante. Le piano de Le Goff fait monter la mayonnaise appuyé par la lourde basse de Julien Boisseau tandis que la voix de la lionne comme passée au mégaphone déchire tout. Mais, c’est aussi un très sensuel dialogue installé avec la guitare avant que Paglia lâche ses riffs dévastateurs dans un final paroxystique.
Un moment d’exacerbation d’une intensité rare et qui ne redescendra pas en débouchant sur l’une de nos plus belles ballades, One more fight (Lipstick & cocaïne), un bijou déchirant qui fout les poils au rayon slow qui tue sur fond d’orgue.
Mais, selon le mode alternatif et pour ne pas rester dans la complainte d’une vie cabossée, Hallelujah happy people sonne comme une résurrection de la joie, du R&B rugissant à faire passer Amy Winehouse pour une biche. Le swing vocal n’est pas sans rappeler un Louis Armstrong et le public interpellé chante en pleine communion. Chauffé à blanc, il exulte sur Woman, une reprise testostéronée d’Etta James (l’icône de référence qui incita Kaz à devenir chanteuse et qui selon elle la sauva) qui pousse comme du hard-funk à grand renfort de guitare et d’orgue. Une guitare qui riffe l’intro énergique de Get up and go qui envoie grave avec un son pop-rock FM des années 80-90 façon Queen, quand le plus apaisé Because you love me qui suit -encore une merveilleuse ballade – lorgnerait plutôt vers un slow de Scorpions. Sur la frappe des toms d’Amaury Blanchard, la guitare planante quasi floydienne en remet une couche jusqu’au vertige avec un son écrasé étirant le titre à plus de neuf minutes.
Une bombe qui sent la fin du show avec pour conclure deux titres de R&B, d’abord Better days dont le beat chaloupe presque comme du reggae avant de déraper vers un swing endiablé, puis I Just want make love to you repris à Willie Dixon en mode sexy et qui s’adjoint en guest l’harmonica de Marcian Petrescu. Un dernier aperçu de l’amplitude vocale du phénomène Kaz Hawkins pour un final interminable de plus de dix minutes. Tout à l’image de son talent, énorme !
JEANETTE BERGER « Do your Thing » (Blue Moon Records /Jazz Radio)
Certains l’ont peut-être déjà vue sur scène depuis qu’elle a entamé en octobre une grosse tournée en région Rhone-Alpes qui durera jusqu’à fin janvier prochain (elle sera notamment en show-case aux Docks 40 de Lyon le 18 décembre). Mais je découvre aujourd’hui cette jeune chanteuse et pianiste que j’ai d’abord prise pour une nouvelle venue soul d’outre-Atlantique, avant de constater que Jeanette Berger est bourguignonne, passée par l’école de musique de Mâcon, et que ce détonnant album a été enregistré dans la Loire au studio des Tontons Flingueurs de Renaison !
Double bonne surprise donc avec cette artiste qui s’était faite remarquée il y a plus de dix ans déjà avec un EP piano-voix avant de s’entourer d’un groupe avec lequel elle enregistrera un premier album « In my Mind » en 2018 à Chamonix sous la houlette de Dédé Manoukian, suivi d’un live de sa tournée 2020.
Depuis, celle qui avoue des influences allant de Ray Charles à Alicia Keys en passant par les pointes de gospel de Hannah Williams ou de Lianne La Havas entend se livrer à fond, et se délivrer ainsi d’un douloureux passé. Elle a changé d’équipe pour faire la part belle à une liberté retrouvée et une sensualité assumée dans cet explicite « Do your Thing » ouvert par le très énergique autoportrait How long will I wait ? avant que le titre éponyme, funky et tubesque à souhait sous le groove de basse de Phil Malick, fasse avec la guitare de Stéphane Viard, un clin d’œil rythmique au fameux Long train running des Doobie Brothers repris par les Tracks. Un groove qui perdure avec les chœurs soul-funk de Sandra Barranco et Charlotte Gagner sur Everybody knows où la voix sensuelle en fines nuances rappelle effectivement une Lianne La Havas.
Comme pour Kaz Hakwins évoquée plus haut, l’alternance est de mise avec un premier slow bluesy-R&B, l’incandescent Keep me burning de facture classique entre guitare et ponctuation de cuivres avec la section composée de Guillaume Pluton à la trompette, Régis Ferrante au sax baryton et Grégory Juilliard au trombone. Après la fougue, Jeanette y dévoile sa face tendre et lascive, comme elle le fera encore sur Sunshine in the Dark après la ballade plus pop-rock de Way beyond intimate et le court mais sombre voix-guitare de Velvet Ropes.
Autre pépite tubesque de l’album, Running out at midnight développe avec légèreté une pop groovy des eighties qui chaloupe entre Cindy Lauper et la Madonna de Holiday avant qu’un son plus électro sur la fin ramène à l’univers de Lianne La Havas. A croire que la demoiselle a le sens du refrain qui imprime, What matters to me fait encore mouche avec sa pop-rock nimbée de R&B par les cuivres et son refrain guilleret, titre où le piano retrouve un peu l’esprit de la pop sixties des Beatles. Avant de clore ce bluffant opus toujours par une belle pépite, la jolie ballade bluesy de She gave me croisant piano et voix soul-gospel des chœurs avec en additionnelles Emilie Colomb et Lionnelle Nouck-Nouck. Dans la grande tradition de la pop-folk américaine des seventies, une ritournelle balayée délicatement par le batteur Sébastien Necca et où sonne un piano accrocheur. Dernières notes qui finissent de nous faire succomber au charme de Jeanette, avec même la surprise d’un petit bonus inattendu en guitare-voix avec l’excellent Stéphane Viard.
THE MAGIC LANTERN « To everything a season » (Hectic Electric / La Buissonne Records)
« Un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher ce qui a été planté », une citation de l’Ecclésiaste tirée de la Bible que l’on peut lire en exergue de ce cinquième album de The Magic Lantern, pseudo artistique de l’auteur-compositeur-interprète Jamie Doe. Un Australien qui a rejoint le Royaume-Uni à l’adolescence et installé à Londres après des études de philo à Bristol. Citation qui prend tout sens pour cet album cathartique écrit alors que l’artiste a vécu consécutivement la naissance de sa fille Cora et six semaines plus tard le décès de son père, reliant comme c’est souvent le cas les deux extrémités du cercle de la vie. Ainsi ébranlé, partagé entre joie et chagrin, l’artiste a écrit ces dix chansons pour donner un sens à cette étrange confrontation des sentiments, non sans nous rappeler la démarche d’un autre grand songwriter du néo-folk blue-jazz, Hugh Coltman (salué dernièrement ici https://www.jazz-rhone-alpes.com/selection-cd-les-coups-de-coeur-de-l-automne-2-4/#coltman). Enregistré au célèbre studio de La Buissonne et produit par Gérard de Haro, ce « To everything a season » bien de saison a réuni un septet issu de la scène jazz londonienne avec deux artistes ECM, le bassiste Fred Thomas et le bugliste suisse Matthieu Michel, Matt Robinson au piano, Dave Hamblett à la batterie, Keiran McLeod au trombone et le sax ténor français Robin Fincker.
D’emblée avec Trembling, on est touché par la douceur vocale de Jamie Doe sur le piano de Robinson qui drive cette ballade suspendue aux cuivres presque funèbres. Une atmosphère mélancolique qui perdure sur la belle mélodie de Two in one temporisé par la basse où vient se greffer le chorus de Robin Fincker. La voix est totalement dans l’esprit de cette intemporelle pop-folk anglaise pour Loops avec un feeling envoûtant qui sur Hear me se rapproche de Me & my friend. Une voix claire avec beaucoup de présence comme encore sur Data points où l’on aime l’envolée du sax sur la batterie appuyée de Dave Hamblett qui maintient cette rythmique alerte sur la magnifique ritournelle Love’s a taylor, pop-folk cuivrée qui tournoie avec la même légèreté sur Home.
Si Sweetheart est encore une délicate et émouvante ballade en piano-voix, tout est dit dans Joy is a choice où Jamie Doe s’inscrit parmi les plus touchants maîtres de la poésie crépusculaire, ces songwriters britanniques qu’on adore comme Paul Buchanan (The Blue Nile) ou Paddy Mc Alon (Prefab Sprout) lesquels, avec un bouleversant lyrisme, aiment ourler leurs chansons de cuivres aux résonances funèbres.
Comme pour ceux de Hugh Coltman ou de Sarah Lenka présentés la semaine dernière (voir ici), ce nouvel opus de The Magic Lantern est typiquement le genre d’album émouvant à savourer en cette période de morosité automnale, dans la quiétude cosy d’un salon, au bord d’une cheminée crépitante.
HADOUK « Le concile des oiseaux » + le Bal des Oiseaux-1996 (Continuo Musique/ UVM Distribution / Believe)
Il y a des disques comme ça dont on se souvient encore où et quand nous les avions découverts. C’est le cas de Hadouk, du duo éponyme formé par Didier Malherbe et Loy Ehlrich qui nous avait marqué en 1996. Une amitié entre deux troubadours née à l’été 70 dans une bergerie de Haute-Provence, dans la communauté du mythique groupe Gong fondé notamment par Didier. Duo qui s’est adjoint pour certains titres les percussions du grand Steve Shehan (retrouvé dernièrement dans le quartet de l’ami Mathieu Saglio), avant de devenir trio puis quartet et inscrire une dizaine d’albums à ce jour.
Quelle belle surprise aujourd’hui d’avoir de bonnes nouvelles de Didier Malherbe qui nous avait par ailleurs enchantés en mars 2019 au théâtre de Jassans-Riottier avec le multi-instrumentiste lausannois Alexandre Cellier, alors que je n’avais jamais eu l’occasion de le revoir depuis l’inoubliable retour de Gong que j’avais programmé à Mâcon il y a tout juste trente ans en 1994 !…
Le facétieux lutin bardé de sa collection planétaire de flûtes -et qui va fêter en janvier prochain ses quatre-vingt-deux ans s’il vous plaît- a en effet repris le chemin des studios avec son ami Loy Ehrlich qui aura soixante-quatorze ans ce 30 novembre, pour enregistrer ce « Concile des oiseaux » qui vient boucler harmonieusement un cycle initié trois décennies plus tôt avec le fameux « Bal des oiseaux » (à ne pas confondre avec celui de Thomas Fersen…) dont il entre ici en résonance, comme en miroir d’autant que Continuo Musique a eu la belle idée de l’adjoindre dans cet élégant digipack double CD donc.
Pour rappel ou pour ceux qui n’étaient pas encore nés, on y retrouve toute l’originalité et la saveur unique du groupe, ces mariages insolites d’instruments aussi étonnants que leurs sonorités, donnant naissance au folklore d’un monde imaginaire. Hadouk incarne une poésie sonore curieuse, leurs instruments respectifs étant à eux seul un florilège enchanteur. Pour le souffleur Didier ce sont les flûtes Bawu, doudouk, khaen et autres ocarinas. Pour Loy aux cordes (mais aussi aux percussions et piano), la collection aligne hajouj, awicha, gumbass, kora, ribab, laouto… et le délicieux cellito d’amore, tandis que Steve Shehan à nouveau présent pour le titre éponyme, use de callebasse et de shekéré. Autant d’instruments, de sons et de rythmes toujours inspirés par ceux de la nature et du vivant, dans une symphonie conjuguant l’Orient, l’Afrique et l’Occident, frottant leurs mélodies traditionnelles à l’impro jazzistique. Amoureux des fusions et artisans d’une fantaisie jamais éteinte avec le temps, produisant une musique métisse et organique, dans un langage on ne plus onirique célébrant le Tout-Monde.Des mélopées ancestrales aux transes gwanas (une culture que Loy a développée au Maroc), des effluves arméniennes au blues malien, Hadouk reste un livre ouvert, un conte qui s’écoute en plongeant nos oreilles attentives et réceptives dans l’imaginaire sans limites de ces deux magiciens hors du Temps.
Le Concile des oiseaux, ou comment une compagnie bigarrée d’oiselles et d’oiseaux s’étant réunie pour donner concert se fit concile…
Le fameux thème voyageur Hadouk song ouvre le bal au son cristallin des cordes afro, peut-être une kora alliée au souffle de Didier. Facétieux lutin, sa flûte guillerette mène la Dew Dance rythmée par les balais berbères. Après la douce mélodie de Soli Fugae effleurée comme une berceuse soufflée à l’oreille, le titre éponyme balayé par un rythme constant est totalement immersif, une ambiance de nature parfois étrange comme la jungle. Plongé dans cette atmosphère, surgit le Hasard à bretelles, « ce hasard éternel farceur qui se doit de surprendre. Il porte des bretelles pour se balancer, selon le principe quantique de l’incertitude » comme l’explique joliment Didier dans le livret intérieur, orné de belles illustrations signées Grégory Pignot. Une pièce tourbillonnante avec des cordes assénées et répétitives flirtant avec la manière de Philip Glass.
L’univers des hadoukiens est apaisant, à l’image de la zénitude de l’exotique Less gravity, soufflé avec un joli son sur un tricot de cordes. On est saisi quand arrive la mélopée enivrante d’El Jazzouli qui marie flûte plus classique aux sonorités d’un rythme oriental, avant trois pépites finales, d’abord le drolatique et presque hoquetant Haj bawu blues avec un beau travail sur les effets sonores, puis pour conclure l’union Cellito & doudouk, d’abord d’Amore plus contemplatif, avec un archet aux résonances baroques croisé au souffle orientalisant, puis sa suite en mode Rigaudon, entre trad’ et baroque.
Quel beau voyage dans les cimes !