Talents Pointes, suite et fin…
En attendant une sélection spéciale « voix de fêtes » bien de circonstance que je vous réserve pour la semaine prochaine, on clôture celles de l’automne avec un dernier panorama très éclectique, à l’image de notre ouverture à tout ce qui est bon. Comme la découverte de Mangane au rayon afro, celle -un peu en retard- de la magnifique association d’Eric Séva au suave vocaliste blue-soul Michael Robinson, auxquels on ajoute le double live de Judith Owen, jazzwoman de la Nouvelle Orléans et formidable reine du swing, avant de passer à la douceur d’un soleil d’hiver avec la guitare brésilienne du maître Marcel Powell.
MANGANE « Zoom Zemmat » (Laborie Jazz)
Étonnante découverte proposée par Laborie Jazz avec Mangane, musicien sénégalais dont c’est le premier album produit par un label, alors que le chanteur vient d’avoir soixante ans ! Mais, dix titres rassemblant les sédiments d’une vie passée en musiques au pluriel, depuis que le jeune Ousseynou a grandi dans la sous-région de Dakar à Thiès, dans un quartier peuplé de Nigériens et Maliens venus construire le chemin de fer. Une ambiance pluri-ethnique où il sera bercé par les musiques afro-cubaines de nombreuses formations et où il verra le mythique Rail Band de Bamako. Mangane installé à Dakar dans les années 80 pour étudier le balafon au Conservatoire va s’inspirer de Touré Kunda et de Xalam tout en s’ouvrant aux musiques afro-américaines et anglaises, du blues au folk en passant par le jazz et la pop. C’est en 1996 que sa destinée décolle en fondant Nakodjé qui concilie tradition des instruments et modernité dans une fusion qui connaîtra un bel écho au Sénégal et en Afrique de l’Ouest.
Installé depuis 2001 à Limoges, Mangane y autoproduira deux albums avant de se voir entouré aujourd’hui d’une équipe aguerrie avec aux manettes Jean-Michel Leygonie, boss de Laborie Jazz qui l’a plusieurs fois invité en tant que programmateur du festival Eclats d’Email Jazz. Le réputé bassiste compositeur et arrangeur sénégalais Alune Wade assure la direction artistique de ce «Zoom Zemmatt» (en référence à un besoin de zoomer sur les détails, voir plus loin pour mieux comprendre) où il a convoqué de grand musiciens français comme Anthony Jambon (guitare), Benjamin Naud (batterie) et Hugues Mayot (sax) à se joindre aux Cubains Inor Sotolongo (percussions) et Carlos Sarduy Dimet (trompette), un casting esthétique agrémenté des chœurs de Valérie Belinga qui enrichit le chant principalement en wolof de Mangane (guitare et kalimba).
Et ça démarre pied au plancher avec Nguistal Smooth-Talker qui évoque l’importance de la parole donnée, pour plus de six minutes où Anthony Jambon mène la rythmique de cette fusion afro-rock cuivrée sous la basse ardente d’Alune Wade. La cadence est plus apaisée par le sax pour La Famille, où la voix de Mangane rappelle beaucoup le conteur Wasis Diop comme encore dans le mix afro-serere (blues du désert) Ndaw Ngui qui s’adresse à la jeunesse de son pays, après qu’Emmène-moi évoquant l’immigration ait déroulé ses six minutes atmosphériques entre percussions envoûtantes et trompette aérienne.
Le changement de rythme est soudain avec l’afro-funk Jubbantil (qui veut dire « Redresser », et s’adresse cette fois aux aînés) asséné avec frénésie par la rythmique funk de guitare et boosté par la basse, non sans rappeler le Soul Makossa Gang, ouvrant la voie à un chorus de trompette. Passé la courte ballade afro-folk de Cërr en guitare-voix, la fièvre reprend pour l’afro-beat dansant de Sama Reni, où Mangane adresse sa flamme à la reine de son cœur. De nouveau, la douceur revient sur la comptine initiatique Silalola, lancinante avec son moulinet répétitif comme une boîte à musique, temporisé par la basse et le sax. On aime particulièrement Xam-Xam qui suit, un traditionnel de Casamance ensoleillé et guilleret, pour une danse qui symbolise les chemins de la connaissance, quelque part entre Manu Dibango et Salif Keita (on parlait du Super Rail Band de Bamako), entre frappes croisées, tournerie de guitare et sax joyeux, et la belle voix de Valérie Belinga. Avant de conclure par Mama Souley à la mémoire d’un grand frère, toujours avec cette voix proche de Wasis Diop -notamment dans ses graves profonds- qui emplit cette jolie ballade folkeuse du Sénégal.
ERIC SEVA & MICHAEL ROBINSON « Frères de Songs » (Les Z’Arts de Garonne / L’Autre Distribution)
On fera une exception avec cet album qui n’est pas une nouveauté automnale puisque, paru au printemps dernier, il était passé sous nos radars. Pas de prescription dans le temps, il n’est jamais trop tard au vu de ses qualités pour en faire écho aujourd’hui, après l’avoir découvert seulement en octobre au hasard d’une rencontre avec Eric Séva lui-même lors du dernier Rhino ( à ce propos et dans un tout autre registre, l’album «2 Souffleurs sur un Fil» avec son compère Daniel Zimmermann est également très séduisant). Très bonne pioche donc, avec du groove et beaucoup de feeling, tout ce que j’aime !
Prolifique et incontournable saxophoniste de la scène jazz française, c’est dans la foulée de son septième opus «Adeo» que le compositeur est retourné en studio pour un huitième totalement différent, avec cette fois des chansons gorgées de soul et de blues, allant au bout de ce qu’il avait précédemment initié dans «Body& Blues» (son cinquième), mais désormais avec une instrumentation moins tournée vers la tradition (exit les banjo et autre harmonica) mais axé résolument vers un jazz plus difficilement classifiable. Une fusion de blues, pop, jazz et soul qui met en connexion le jazz made in France avec les chansons afro-américaines populaires dans une singulière association qui se passe étonnamment de guitare et de basse. Surtout, Eric s’y ré-associe avec le merveilleux chanteur originaire de Chicago mais vivant à Paris, Michael Robinson, rencontré en 2017 pour Body & Blues où il était venu poser sa voix exceptionnelle -un timbre aigu et comme fragile qui donne une dimension aérienne et poétique à ses vocaux- sur un poème inédit de Nougaro. Cette fois, si Eric a assuré compos et arrangements, il a laissé à Michael la liberté d’écrire les textes de ce bien nommé «Frères de Songs», soit huit titres auxquels s’ajoutent trois compos purement instrumentales de jazz groove. Un répertoire qui s’appuie on l’a dit sur une instrumentation originale où l’on retrouve le fidèle complice d’Eric, le tromboniste Daniel Zimmermann, le claviériste tout terrain Christophe Cravero (lui aussi déjà présent sur Body & Blues) et une nouvelle venue avec l’une de nos meilleures batteuses, Julie Saury.
Dès le titre éponyme en ouverture, on est accroché par le groove du refrain, un jazz funky où le feeling sensuel et velouté du chanteur -notamment la finesse de sa voix haut perchée fait merveille-, porté par les divers claviers de Cravero (Fender Rhodes, synthé basse, fond d’orgue). Passée la douce rêverie poétique du sax dans Canopée sous les Etoiles, Transit Paris-Chicago ranime un esprit plus seventies entre jazz-funk, jazz-rock et jazz vocal avec une voix rappelant un David Linx et une touche d’Al Jarreau, soutenue par le piano et une batterie nerveuse tandis que les deux cuivres entrent en dialogues. C’est ce même esprit qui anime Stiykist avec le groove d’une voix soul sur une belle ligne de «basse», alors que le sax rivalise avec les claviers au son saturé.
Outre le refrain accrocheur et la rythmique carrée de Time and Space avec des souffleurs au son afrobeat, le swing d’A Gogo ou la virgule plus bluesy de Sœurs de Songs, on aime particulièrement la belle mélodie chantée d’Agochic, et surtout la superbe ballade de Bivouac intérieur, avec sa mélodie caressante et sensuelle où Michaël Robinson fait rayonner la clarté de sa voix soul, entre volutes de Fender Rhodes et cuivres. Autant de raisons pour ne pas passer à côté de ce magnifique disque, même avec un peu de retard !
JUDITH OWEN « Comes Alive » (Twanky Records)
Après le premier live de la nord-Irlandaise Kaz Hakwins présenté la semaine dernière (voir ici https://www.jazz-rhone-alpes.com/selection-cd-les-coups-de-coeur-de-lautomne-3-4/#hawkins), voilà celui d’une autre grande dame qu’on oublie parfois de citer parmi les incontournables blue-jazz women, la galloise Judith Owen, installée la plus part du temps à la Nouvelle-Orléans auprès de son excellent groupe The Gentlemen Callers. Avec son swing entraînant, sa justesse innée, son timing parfait et ses capacités vocales en impro dignes d’un instrument à part entière, celle qu’on décrit comme audacieuse, énergique, mais aussi intrépide et sexy, aligne en bientôt trente ans de carrière une douzaine d’albums, et ce double live de seize titres enregistré en Suisse au Marians Jazzroom de Berne est comme pour Kaz son premier en public. Beau cadeau qui reflète parfaitement tous les talents de la fougueuse dame au chapeau qui aura soixante-cinq ans tout de même le deux janvier prochain.
Un live qui fait suite au beau succès il y a deux ans de son « Come On & Get It » (streamé 2,6 millions de fois…) dont elle revisite les meilleures pépites sur ce « Comes Alive » agrémenté de quelques inédits. Fascinée depuis l’enfance par les femmes oubliées mais pourtant pionnières du blues et du jazz, les Julia Lee, Blossom Dearie et autre Nellie Lutcher, Judith Owen en sexy sexa réenchante la musiques des « badasses », ces vocalistes « unapologetic » des années 40-50 qui osaient fièrement chanter le sexe à l’ère où une femme était censée n’interpréter que la romance.
Dès les premiers titres du premier disque (Lady be good, Down with love, The spinach song, Trouble in my mind, Satchel mouth baby……) c’est le jazz le plus swinguant qui est mis en avant, avec une solide rythmique guitare (Dave Blenkhorn) -piano (David Torkanowsky)- batterie (Jamison Ross) qui laisse émerger des solos très enlevés de trompette (Kevin Louis) et du réputé sax ténor Ricardo Pascal. Plus nonchalant par le piano et ses cuivres, Teach me tonight dévoile tout le charme sensuel de Judith Owen dont la voix très séduisante et le feeling du scat a parfois des résonances de Dee Dee Bridgewater. Sa présence vocale et son groove nous font fondre sur Skylark, un bijou jazzy où la guitare prend la main dès l’intro doucereuse avant que surgisse un sax lascif tout en velours. On reste pareillement accroché à cette voix qui scatte sans maniérisme pour Blossoms blues , avant de finir par revenir au swing le plus pétillant et finement maîtrisé d’Everything I’ve got belongs to you, un standard qui lui va comme un gant.
Le second disque prend la suite avec, une fois passé Caldonia et son boogie qui ravira les danseurs du genre, un alignement de pépites irrésistibles et notamment avec d’immanquables classiques. Comme Fever de Nina Simone bien sûr avec son intro où le piano est aussi aérien que les vocalises, avant de donner un tempo où la fièvre est contenue et où n’ont plus qu’à se poser une trompette bouchée et la sublime voix de la chanteuse. Dans la foulée, l’autre incontournable I put a spell on you de Jay Hawkins claque par sa rythmique hachée et où la guitare va se lâcher pour répondre à la voix. Sur Hard hearted Hannah, celle-ci va se faire plus crooneuse, précédent une autre superbe reprise de How insensitive (Carlos Jobim) où la mélancolie dans la voix et le piano est enrobée par le sax sur une rythmique de batterie assez latine. Enfin, Fine brown frame revient au blues avant que ce live s’achève dans une longue version (extended) du Real gone guy de Nellie Lutcher sur lequel sont présentés les musiciens.
Outre cet excellent double album, notons par ailleurs que Judith Owen vient également de publier il y a un mois un « Swings Christmas » de saison qui, s’il présente une sélection de classiques de Noël, se détache de maintes productions marketées et déjà proposées par de nombreux artistes avant elle, pour être tout simplement parmi les meilleurs albums de jazz vocal de l’année. Il sera bien entendu de la sélection de circonstance « Voix de Fêtes » que je vous réserve pour la semaine prochaine.
MARCEL POWELL « Horizon » (Mognomusic/ Fusion / 016)
En fils prodige et héritier inspiré, quelques accords suffisent pour que la griffe si reconnaissable de son illustre père le Brésilien Baden Powell -l’un des plus grands maîtres dans l’Histoire de la guitare- saute aux oreilles , comme on l’a entendu dernièrement en live lors du Rhino Jazz(s) Festival. Si depuis son premier enregistrement avec lui dès l’adolescence, Marcel Powell a publié onze albums sous son nom, la filiation directe est d’une totale évidence, notamment au travers des deux derniers opus, « So Baden », un hommage au répertoire de son paternel décédé en 2000, et aujourd’hui cet « Horizon » où il a réarrangé des compos légendaires de Baden à partir de ses propres influences, brésiliennes naturellement, mais aussi venues de grands jazzmen français comme Michel Legrand ou Michel Petrucciani. Avec le même raffinement technique et une sensibilité pareillement émouvante, celui qui se définit à la fois comme Brésilien (il vit dans le Rio de ses origines), Européen (né à Paris il a vécu à… Baden-Baden!), noir et métissé, donc universel, s’attache à perpétuer ce mix d’ascendances bigarrées dans ses choros, bossas, sambas et autres sérénades, mais où ici le genre est abordé sur son versant poétique et lyrique plutôt qu’énergique et dansant comme on peut le connaître par ailleurs. Attaché au sens de l’expression, donnant le sentiment d’une force tranquille dans son jeu , le fils prodige désormais quadragénaire a acquis à son tour une forme de sagesse, l’élève persévérant ayant rattrapé le maître dont il est de facto le plus légitime à pérenniser l’œuvre, intemporelle et incontournable, mais surtout en y affirmant sa propre identité en y instillant du jazz, du classique ou du flamenco sans avoir pour cela à renier la tradition brésilienne dont il est à son tour aujourd’hui parmi les grands ambassadeurs en matière de guitare.
Parmi ces quatorze plages où prime la douceur des mélodies, tel le titre éponyme repris à Baden en ouverture, puis les trois compos de Marcel qui suivent avec un Milagre da Vida plus alerte, quelques invités viennent rejoindre le maître de la six cordes partout ailleurs en strict solo. Comme le vocaliste David Linx sur la longue ballade (plus de six minutes) Bilhete qui convoque aussi le mandoliniste Armandinho et où l’on se laisser bercer par les accords finement tricotés sur le manche, ou encore le trombone de Roberto de Oliveira qui vient se mêler au chant des notes de Pro Tiào.
Solfegietto de Carl Philipp Emmanuel Bach a l’élégance d’un madrigal baroque, avant une Samba do Aviào où l’on reconnaîtra le fameux thème de Tom Jobim qui donne envie de chantonner. Plus nostalgique sans doute de son enfance parisienne, la Valse Marmandaise vous fera quant à elle travailler vos grilles, si vous savez tenir une guitare !
Précédant Badenania 27, une revisite de la composition du guitariste Ravi Sawaya en hommage à Baden, deux autres compos donnent s’il en était encore besoin toute la mesure de l’élégance de Marcel dans la broderie fine, d’abord avec le doux mais revigorant Irrevogàvel, puis Segundo Ele é dont la mélodie nous semble déjà familière. Avant de conclure sur une ultime berceuse, Dois amigos, pour les plus récalcitrants à la position horizontale qui ne se seraient pas encore pleinement abandonnés à cet étendu ravissement guitaristique.