Quand vient l’automne pleuvent les albums…
S’il y eut quelques beaux repérages dans l’actu de l’été, et même si l’on sait que la rentrée est traditionnellement bien garnie, c’est à une avalanche d’excellents albums que l’on assiste cet automne et autant de gros coups de cœur, voire de vrais coups de foudre pour certains comme en découvrant Julien Daïan ou encore Chocho Cannelle. Avec aussi le dernier opus irrésistible de The Bongo Hop et le tout premier des prometteurs Zangbeto, on démarre une grosse sélection en quatre actes et qui comme très souvent est 100% made in France ! Bousculant les équilibres «de croisière» esquissés depuis le début de l’année, cet arrivage massif et de tout premier choix a mis mes oreilles en ébullition et risque de bien chambouler le Best-Of 2024 retenu juste avant Noël…
JULIEN DAÏAN «Suppose it is Butter» (French Paradox / Idol / L’Autre Distribution)
Voilà des mois que je trépigne d’impatience à vous présenter cet album de Julien Daïan qui m’a accompagné tout l’été et parmi mes plus gros coups de cœur de l’année, mais qui ne paraît officiellement que ce huit novembre, enfin! Outre le grand pied pris à son écoute, c’est aussi le plaisir d’une belle découverte puisque j’avoue ne pas connaître directement ce quadra parisien, saxophoniste, compositeur et producteur au CV mirobolant, même s’il a produit sur son propre label French Paradox des musiciens que j’apprécie comme ses homologues Benjamin Petit ou Guillaume Perret, le Tropical Jazz Trio ou même le Daniel Auteuil chanteur, pour celui qui -je l’apprend aussi- avait déjà fait chanter «Trop c’est trop» par Gainsbourg sur son excellent album «Cut-Up» (encore une superbe découverte, allez voir notamment le clip sur Youtube!). La surprise a donc été d’autant plus émoustillante à plonger avec les oreilles en pointe dans ce «Suppose it is Butter» dont la drôlerie du titre éveille déjà à lui seul la curiosité.Une citation énigmatique d’un poème de Gertrude Stein (!) qu’on peut interpréter aussi avec gourmandise ou salacité, aussi iconoclaste que le génial auteur de ce disque, cocktail détonnant d’influences jouissives et de collaborations surprenantes qui va de pépite en pépite au fil de ses huit titres.
Passé la pop smoothy jazz de Bartz is a kid again en intro (clin d’oeil nostalgique au flamboyant funker afro de Harlem Gary Bartz), qui déroule son groove tranquille et funky avec un sax qui envoie en lead, The play you play away surgit comme à mon sens l’une des meilleures tueries de l’année ! Au sax sublime se joint en feat. la mélopée envoûtante de Winston McAnuff sur une mélodie entêtante qui ne vous quitte plus. Entre la flûte de Cyril Benhamou, le Fender Rhodes de Franco Piccino et les percussions de Roger Raspail, un pur bijou de nu-soul et d’électro-groove down-tempo inspiré du New-York underground, totalement scotchant avant de s’achever dans un lâcher prise de « ouf » entre voix, sax et drumming du batteur Octave Ducasse.
On parlait de Daniel Auteuil produit par le même Daïan, voilà l’acteur-chanteur en feat. posant sa voix en talk-over bien trafiqué sur Les musiciens dorment le matin, electro-jazz très free (le sommeil semble bien agité!) sur une intense dynamique où le bugle d’Alex Tassel est à mi-chemin entre Miles et Truffaz. Et si l’acid-jazz et les scratchs hip-hop des 90’s sont aussi des références chez Julien Daïan, l’excellent The Real Mc Buck qui suit sonne comme un hommage officiel à Buckshot LeFonque, avec au micro le rappeur Biship Chasten posant son flow sur cet électro-jazz intemporel qui passe super bien, faisant notamment la part belle aux souffleurs sous l’ample résonance de la basse tenue par Martino Roberts et le piano de Jérémy Bruger. Un rappeur toujours présent sur Caïman Barbu, autre tuerie où l’on rentre cette fois à fond dans le groove, qui balance entre cuivres, monstrueuse ligne de basse et frappe, avec une patte afro-jazz qui a quelque chose de l’univers sixunien. Avant que piano et percussions se fassent plus cubano-latino jusqu’à la plénitude festive du final, top fun !
Pour s’en remettre, et toujours avec un sens appuyé de la belle mélodie, Belly Bliss Tune offre l’apaisement d’une ballade, berceuse cosmique et émouvante composée quelques jours avant la naissance de sa fille. Courte virgule servant d’ouverture à Romancing the Stone, là encore très années 90’s mais toujours aussi ravissant par sa grande classe orchestrale, avec notamment la contrebasse de Tommaso Montagnani qui sonne par son archet vertigineux comme un violoncelle, et rappelle dans l’esprit la patte d’un Sakamoto. Enfin pour achever ce foisonnant trip musical où l’on sera rentré comme dans du beurre (…),comment ne pas fondre d’emblée sur le long Lunar glow in the Lagoon de clôture, tellement accrocheur qu’on a l’impression de le connaître déjà depuis toujours. Entre jazz insulaire, skank reggae, chœurs brésiliens et un piano aérien façon Joe Sample, voilà un ultime bijou d’électro-jazz au final festif croisant rythme latino et raggamuffin.
On l’aura compris, dès vendredi courez vite acheter ce disque indispensable !
CHOCHO CANNELLE «Yo Te Cielo» (CVE Prod/ Modulor Music)
D’abord ne pas se fier au nom du groupe qu’on pourrait facilement lier aux Antilles par exemple ! Chocho Cannelle lancé il y a trois ans est un quartet atypique du réseau jazz d’Occitanie. Composé de la harpe électro Ilanera de Camille Heim exploitée tant en soliste qu’en accompagnement comme une basse électrique (mais qui à l’inverse se pare aussi de sonorités cristallines dignes d’une kora), de la sublime clarinette basse de Timothé Renard que l’agile souffleur habille d’une multitude d’effets pour dériver vers le meilleur de l’électro, du Fender Rhodes et des synthés aux textures enveloppantes d’Arthur Guyard, le tout sous la tension permanente du redoutable batteur Léo Danais.
Une instrumentation et une identité singulières pour des compos qui le sont tout autant, solide entité organique qui a vite valu au quartet d’être lauréat du Concours National de Jazz à la Défense dès l’année suivante, puis finaliste du Tremplin Rezzo Jazz à Vienne l’an dernier. Et l’on comprend vite pourquoi à l’écoute de ce premier vrai album (après le remarqué EP «Libre à l’intérieur») où s’épanouissent en douze plages et pleine maturité les univers bigarrés de ces quatre grands musiciens, tout de nuances et de contrastes lumineux, forts évocateurs, étayés par de magnifiques impros. Un large éventail d’influences livré avec fluidité et cohérence, toute la fraîcheur d’un jazz contemporain dynamique où les virtuoses alternent les atmosphères climatiques avec un certain lyrisme et toujours beaucoup d’élégance.
En Prélude, les mélismes teintés de blues de la harpe se marient harmonieusement au piano et à la clarinette, ouvrant majestueusement l’opus où le ton est donné dès High Point aux mélodies lumineuses et à la polyrythmie haletante, breakée en douceur par une clarinette onirique qui va s’envoler dans la belle dynamique développée en osmose par la basse de harpe et la batterie. Puis virage à 180° et premier choc avec Cinque Terre, toujours avec ce speed dans l’intro et sa harpe nerveuse, une urgence très cinématographique plus sombre et plus rock, avant une dérive électro-psyché de la clarinette du meilleur effet. Au final, le piano reprend la main jusqu’au vertige face au trio rythmique. Second choc assené par l’Hystérie du Mec (sic) où un solo déstructuré de batterie débouche sur le groove électro-hip-hop d’un Fender Rhodes répétitif. Basse porteuse, la harpe se fait aussi enivrante quand elle vire à l’orientale, le son cristallin de son tricot laissant croire à une kora. Une sorte de transe sous hypnose, avec piqûres multiples de clarinette jusqu’au final, là encore haletant comme une course endiablée.
Parmi les bijoux de l’écrin, et pour ceux qui comme moi avaient déjà fondu sur la clarinette de Me & My Friends (album «Befor I saw the Sea»), on craque pour la douceur de Nuotare et sa mélodie que vous siffloterez longtemps. Atmosphérique, tout en clair-obscur, on est suspendu à la finesse des cordes avec une harpe en cascade. Ajouté à l’impro très lyrique d’Arthur Guyard dont le Fender Rhodes est saturé tel une guitare électrique, c’est encore un envoûtant vertige qui nous saisi en profondeur, magnifique ! Par ailleurs, on aime les longs développements inspirés du groupe. Comme pour le plus mystique Asarlai, mirage impressionniste dans les contrées d’un sorcier gaëlique et dédié au flûtiste Malik Mezzadri. Le final plus électro,avec un beau travail de drum&bass se lie directement à Una Piel Ardiente, là encore vaste pièce d’obédience classique mais que le piano ramène au jazz, saccadé de broken-beat avant un final toujours nerveux comme du rock.
Oui, vraiment, quel superbe quartet et quel beau son, notamment cette fameuse clarinette basse qui nous souffle à l’oreille ses incantations cotonneuses sur Mammas, virgule précédant la Valse à Jeanne, danse obscure et malicieuse tout aux couleurs baroques dignes d’un film de Tim Burton. Et quelle diversité aussi, puisque l’on passe encore une fois à une autre forme de vertige sur I’explicite Industriel, plongée soudaine dans les bas-fonds d’une block-party berlinoise et son dance-floor plus tech, avec une folle relance funky-disco à grands coups de molette sur les synthés vintage. Avant de conclure somptueusement par la poésie lyrique d’Yggdrasil qui déploie ses branches radieuses dans un très élégant mariage d’ensemble.
Pour ceux qui les auraient ratés il y a un mois à Jazz Contreband, rattrapage haut-savoyard possible ce 8 novembre au festival Jazz aux Carrés, en attendant avec impatience d’avoir l’opportunité de voir enfin ce magnifique quartet en région lyonnaise. Espérons-le !
THE BONGO HOP «La Pata Coja» ( UnderDog/ Believe./ Bigwax)
Après l’intermède de «La Napa» en 2022, le trompettiste Etienne Sevet et son fameux Bongo Hop nous reviennent livrer une poignées de chansons écrites durant le Covid, mais cette fois enregistrées sans la co-réalisation de Patchworks, binôme qui apportait la patte hip-hop à la production. Seul aux manettes, le souffleur est cependant fort épaulé dans son labo où l’on retrouve divers vocalistes familiers de TBH depuis les albums Satingarona 1&2 comme Nidia Gongora, Kephny Eliacin,bien sûr notre chère Laurène Pierre-Magnani (A Polylogue from Sila), et de nouvelles voix comme Francy Bonilla, les plus inattendu(e)s Moonlight Benjamin et Lucas Santtana mais encore le bassiste Jean Tchoumi au micro.
La Pata Coja kezaco? C’est un peu «avoir la jambe de bois» explique celui qui l’a écrit alors qu’il était convalescent, après s’être blessé lors d’un saut en rivière. Comme quand on glisse bêtement sur une peau de banane (d’où la pochette…) mais qu’on en garde des séquelles, ces balafres qui ne t’empêcheront pas cependant d’avancer ni de danser tant bien que mal.
A l’écoute de ces huit titres agrémentés de deux reprises en version radio-edit (celle du titre éponyme et celui avec Lucas Santtana), les oreilles friandes de musiques afro-caribéenne et d’Amérique du Sud n’auront pas ce souci tant ils invitent tous à rejoindre la piste.
Francy Bonilla ouvre la danse sur Mi Olla, afrobeat sauce colombienne cuivré à souhait par la trompette du leader avec Laure Fischer aux sax et flûte, Riad Klaï assurant la guitare rythmique. Le Brésilien Lucas Santtana apporte dans la foulée la patte lusophone à Magica Bonita, ballade groovy très agréable, entre tropicalisme, créole et reggae. Tubesque, l’afro-groove de La Pata Coja chanté par Nidia Gongora est porté par les deux frappeurs Marc Pujol aux percussions et Setoumpakin Gnanho à la batterie, sur la ligne de basse de Jean Tchoumi, avec un chorus très jazzy du claviériste Félix Marret au Fender Rhodes.
Plus légère, L’Oubli Mauve est une bien jolie chanson française servie par la grâce de Laurène et ses vocalises sensuelles, avant que le tempo qui jamais ne languit reprenne de plus belle, avec le retour de Nidia Gongora pour meMento, jonction afro-caribéenne pleine de fraîcheur, festive et dansante qui donne très envie de se trémousser le nombril à l’air sous le soleil. Quant à la nouvelle venue, l’ogresse vocale Moonlight Benjamin, elle offre sur Eko Eko une relecture du «vidé», un rythme carnavalesque antillais où elle déploie sa palette vocale toute en force et profondeur, sur la rythmique d’enfer menée par les cuivres, percussions et guitare auxquels s’ajoute le beau grave du sax.
La fiesta perdure et vous pourrez pousser les chaises pour improviser peut-être un flash-mob sur Dekonekte, porté par le flow créole de Kephny Eliacin, avant de laisser le micro à Jean Tchoumi qui chante Ah! Kumana sur une belle ligne de sa basse, non sans rappeler l’époque Touré Kunda et beaucoup Eddy Grant côté voix. Enfin, on l’a écrit, deux reprises en version radio-edit sont en bonus de ce disque (le titre éponyme et celui avec Lucas Santtana) que vous pouvez directement glisser sur votre play-list chill-out !
ZANGBETO «Ezo» ( PIM / Inouïes Distribution)
« Ezo » signifie le feu en langue éwé, un élément constitutif des rituels vaudous qui correspond bien à l’image de Zangbeto, nouveau venu dans l’univers du world-jazz -en l’occurence afro- et sur lequel il va falloir désormais compter. Mais si Zangbeto est le nom d’un masque porté comme une protection contre les mauvais esprit au Bénin, c’est du Togo que nous viennent trois jeunes prodiges vingtenaires, piliers du groupe qui trouve aujourd’hui sa rampe de lancement à Lyon. Pour rappel, c’est lors d’une résidence artistique menée en 2021 au Togo -son pays d’origine- par Peter Solo (Vaudou Game), que se sont réunis Joachim Amouzou (piano), Honoré Dafo (basse) et Henoch Fafadji (batterie) tous marqués comme lui par la culture vaudou. Lors du festival Togoville Jazz de Lomé où ils se produisent avec une autre chanteuse bien connue par chez nous Sabine Kouli, c’est cette fois le trompettiste lyonnais Félicien Bouchot (leader de Bigre! et membre de nombreux big bands) qui repère ces merveilleux musiciens.Il profitera de leur venue l’an dernier au programme JazzUp de l’Académie de Jazz à Vienne pour les convier à une intense session de studio, avec l’apport supplémentaire du guitariste Romain Baret et sa patte jazz-rock effervescente. Au quintet ainsi formé, viendront lors de l’enregistrement de ce tout premier disque s’ajouter en cuivres de renfort les sax et flûte de Pierre Desassis et le trombone de Simon Girard, et même le Skokiaan Brass Band au complet pour un titre.Mais pour avoir vécu tout récemment avec bonheur lors du Rhino l’un des premiers concerts de la tournée Zangbeto en strict quintet, l’on peut dire qu’il se suffit à lui-même avec une très solide et impactante énergie, a fortiori en live.
« Ezo » donc, généreux programme de près d’une heure d’écoute en douze titres, ouvert par un King’s dancing ourlé de la flûte exotique de Pierre Desassis, sur un piano alerte où vient se greffer la trompette free-jazz de Félicien. Monte la Transe écrite par le jeune bassiste, afro jazz-rock aux voix mêlées de chants trad’, révélant déjà l’incroyable drumming du batteur (étonnant et redoutable tel qu’on l’a vu en concert). C’est d’ailleurs lui qui a composé Travel qui suit, voyage cuivré au cœur de l’afrobeat (g)riffé par la patte jazz-rock du félin guitariste.
Sur Akpèssè, c’est donc le Skokiaan Brass Band qui vient en renfort donner le côté fanfare à ce thème qui rappelle les ambiances de Manu Dibango, avec un chorus de sax posé sur une belle ligne de basse. Autre compo du batteur, on aime beaucoup Psaume avec ses voix de chants trad’ sur un tempo toujours très alerte, rythmique carrée croisant piano jazz et guitare afro. Le Rythm of my Soul, comme il l’exprime encore sur cette autre compo qui swingue bien jazzy par les cuivres sur son étonnant drumming, tandis que la trompette s’immisce chez Miles.
Composé cette fois par le pianiste -dont on a senti de tout près la motivation, l’engagement et le plaisir de jouer, et ressenti fortement la présence là, d’un sacré jazzman- Scream of widow n’est pas en reste par son thème jazz-rock endiablé, qui met particulièrement en valeur le jeune trio de base, piano et batterie sur un beau tricot du bassiste au bon son.
C’est Félicien qui à son tour signe les trois titres suivants, d’abord l’afrobeat puissant Yo, Kokon tè et son joli thème soufflé par la trompette, joyeux et festif où la guitare va s’envoler en solo, puis Noussin, afro-jazz-rock chanté au refrain accrocheur. The Bright side of the Dark Street composé par Romain Baret reste dans la veine, avant de conclure par une dernière signature de Joachim Amouzou, le thème charmant et chantant d’Experience qui nous rappelle encore Manu avec la présence du sax de Pierre Desassis. Et pour clore toujours dans la joie et l’esprit festif, avec chants trad’ et percussions (comme ce fut le cas en live) ce premier opus qui reflète tout à la fois le très haut niveau de ces trois jeunes musiciens togolais, surtout la motivation et l’engagement qu’ils y mettent, tout en partageant un plaisir évident, rayonnant.